Sagesse de Rabbi Sacks
Sagesse, de Rabbi Sacks
Pourquoi faisons-nous des sacrifices ? (Vayikra)
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Pourquoi faisons-nous des sacrifices ? (Vayikra)

Comment le fait de sacrifier quelque chose, que ce soit pour un ami, un membre de la famille, votre communauté ou D.ieu vous rapproche-t-il d’eux ?

Pourquoi faisons-nous des sacrifices ?

Parasha : Vayikra, Lévitique 1:1 - 5:26

Texte traduit par Laurent Beyer.

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Les lois des sacrifices qui dominent les premiers chapitres du Lévitique sont parmi les plus difficiles à comprendre de la Torah de nos jours. Près de deux mille ans se sont écoulés depuis la destruction du Temple et la fin du système sacrificiel. Mais les penseurs juifs, en particulier les plus mystiques d’entre eux, se sont efforcés de comprendre la signification profonde des sacrifices et la déclaration qu’ils faisaient sur la relation entre l’humanité et D.ieu. Ils ont ainsi pu sauver leur esprit, même si leur mise en pratique n’était plus possible. Parmi les commentaires les plus simples et les plus profonds, on trouve celui du Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi, le premier Rabbi de Loubavitch. Il a remarqué une bizarrerie grammaticale dans la deuxième ligne de cette paracha :

Parlez aux enfants d’Israël et dites-leur : «Lorsque l’un de vous offrira un sacrifice à l’Éternel, le sacrifice sera pris parmi les bœufs, les brebis ou les chèvres. »

Lévitique 1:2

C'est ce que dirait le verset s'il était construit selon les règles normales de la grammaire. Cependant, l'ordre des mots de la phrase en hébreu est étrange et inattendu. On s'attendrait à lire : adam mikem ki yakriv, « quand l'un de vous offre un sacrifice ». Au lieu de cela, ce qui est écrit est adam ki yakriv mikem , « quand l'un offre un sacrifice de vous ».

Rabbi Chnéour Zalman a dit que l’essence du sacrifice est que nous nous offrons nous-mêmes. Nous apportons à D.ieu nos facultés, nos énergies, nos pensées et nos émotions. La forme physique du sacrifice – un animal offert sur l’autel – n’est qu’une manifestation extérieure d’un acte intérieur. Le véritable sacrifice est mikem, « de vous ». Nous donnons à D.ieu quelque chose de nous-mêmes1.

Que donnons-nous exactement à D.ieu lorsque nous offrons un sacrifice ? Les mystiques juifs, parmi lesquels Rabbi Chnéour Zalman, parlaient de deux âmes que chacun de nous possédons : l’âme animale ( nefesh habeheimit ) et l’âme divine. D’un côté, nous sommes des êtres physiques. Nous faisons partie de la nature et nous avons des besoins physiques : manger, boire, nous abriter. Nous naissons, nous vivons, nous mourons. Comme le dit l’Ecclésiaste :

Car telle la destinée des fils d’Adam, telle la destinée des animaux; leur condition est la même, la mort des uns est comme la mort des autres; un même souffle les anime: la supériorité de l’homme sur l’animal est nulle, car tout est vanité.

Ecclésiaste 3:19

Mais nous ne sommes pas de simples animaux : nous avons en nous des désirs immortels. Nous pouvons penser, parler et communiquer. Nous pouvons, par des actes de parole et d’écoute, tendre la main aux autres. Nous sommes la seule forme de vie que nous connaissons dans l’univers qui puisse poser la question « pourquoi ? » Nous pouvons formuler des idées et être mus par des idéaux élevés. Nous ne sommes pas gouvernés uniquement par des pulsions biologiques. Le Psaume 8 est un hymne d’émerveillement sur ce thème :

Lorsque je contemple tes cieux, œuvre de ta main, la lune et les étoiles que tu as formées…

Qu’est donc l’homme, que tu penses à lui? Le fils d’Adam, que tu protèges?

Pourtant tu l’as fait presque l’égal des êtres divins; tu l’as couronné de gloire et de magnificence!

tu lui as donné l’empire sur les œuvres de tes mains, et mis tout à ses pieds

Psaumes 8:4–7

Physiquement, nous ne sommes presque rien ; spirituellement, nous sommes effleurés par les ailes de l’éternité. Nous avons une âme divine. La nature du sacrifice, comprise psychologiquement, est donc claire. Ce que nous offrons à D.ieu n’est pas seulement un animal, mais le nefesh habeheimit, l’âme animale en nous.

Comment cela fonctionne-t-il en détail ? Une indication est donnée par les trois types d'animaux mentionnés dans le verset de la deuxième ligne de la parasha Vayikra (voir Lévitique 1:2) : beheimah (animal), bakar (bétail) et tzon (troupeau). Chacun représente une caractéristique animale distincte de la personnalité humaine.

Beheimah représente l'instinct animal lui-même. Le mot se réfère aux animaux domestiques, il n'implique pas les instincts sauvages du prédateur. Il signifie plutôt quelque chose de docile. Les animaux passent leur temps à chercher de la nourriture. Leur vie est limitée par la lutte pour survivre. Sacrifier l'animal qui est en nous, c'est être mû par quelque chose de plus que la simple survie.

Lorsqu’on lui demandait quelle était la tâche de la philosophie, Wittgenstein répondait : « Montrer à la mouche comment sortir de la bouteille »2. La mouche, emprisonnée dans la bouteille, se cogne la tête contre la vitre pendant qu’elle essaye de trouver une issue. La seule chose qu’elle ne parvient pas à faire, c’est de lever les yeux. L’âme divine en nous est la force qui nous fait lever les yeux, au-delà du monde physique, au-delà de la simple survie, à la recherche d’un sens, d’un but, d’un objectif.

Le mot hébreu bakar, bétail, nous rappelle le mot boker, aube, qui signifie littéralement « percer », comme les premiers rayons du soleil percent l’obscurité de la nuit. Le bétail franchit les barrières en se précipitant. À moins d’être contraint par des clôtures, le bétail ne respecte aucune frontière. Sacrifier le bakar, c’est apprendre à reconnaître et à respecter les frontières – entre le sacré et le profane, le pur et l’impur, le permis et l’interdit. Les barrières de l’esprit peuvent parfois être plus fortes que les murs.

Enfin, le mot tzon, troupeau, représente l’instinct grégaire, c’est-à-dire la puissante impulsion qui pousse à se déplacer dans une direction donnée parce que d’autres font de même3. Les grandes figures du judaïsme – Abraham, Moïse, les prophètes – se distinguaient précisément par leur capacité à se démarquer du troupeau, à être différents, à défier les idoles de l’époque, à refuser de capituler devant les modes intellectuelles du moment. C’est là, en fin de compte, le sens de la sainteté dans le judaïsme. Kadosh, le saint, est quelque chose de mis à part, de différent, de séparé, de distinctif. Les Juifs furent la seule minorité de l’histoire à refuser systématiquement de s’assimiler à la culture dominante ou de se convertir à la foi dominante.

Le nom korban, « sacrifice », et le verbe lehakriv, « offrir quelque chose en sacrifice », signifient en réalité « ce qui est rapproché » et « l’acte de rapprocher ». L’élément clé n’est pas tant de renoncer à quelque chose (le sens habituel du sacrifice), mais plutôt de rapprocher quelque chose de D.ieu. Si nous recherchons vraiment la proximité avec D.ieu, Lehakriv consiste à amener l’élément animal qui est en nous pour être transformé par le feu divin qui brûlait autrefois sur l’autel et qui brûle encore au cœur de la prière.

Ironie de l’histoire, cette idée ancienne est soudain devenue contemporaine. Le darwinisme, le décryptage du génome humain et le matérialisme scientifique (l’idée selon laquelle il n’y a que la matière) ont conduit à la conclusion largement répandue que nous sommes tous des animaux, ni plus ni moins. Nous partageons 98 % de nos gènes avec les primates. Nous sommes, comme le disait Desmond Morris, « le singe nu »4. Selon cette vision, l’Homo sapiens existe par pur accident. Nous sommes le résultat d’une série aléatoire de mutations génétiques et nous sommes simplement mieux adaptés à la survie que les autres espèces. Le nefesh habeheimit, l’âme animale, est tout ce qui existe.

La réfutation de cette idée, et elle est sûrement l’une des plus réductrices jamais soutenues par des esprits intelligents, réside dans l’acte même du sacrifice tel que le comprenaient les mystiques. Nous pouvons réorienter nos instincts animaux. Nous pouvons nous élever au-dessus de la simple survie. Nous sommes capables de respecter les limites. Nous pouvons sortir de notre environnement. Comme l’a dit le neuroscientifique de Harvard Steven Pinker : « La nature ne nous dicte pas ce que nous devons accepter ou comment nous devons vivre », ajoutant : « Et si mes gènes ne l’aiment pas, ils peuvent aller se jeter dans le lac »5. Ou, comme Katharine Hepburn l’a majestueusement dit à Humphrey Bogart dans The African Queen : « La nature, M. Allnut, est là pour que nous nous élevions au-dessus d'elle. »

Nous pouvons transcender la beheimah, le bakar et le tzon . Aucun animal n’est capable de se transformer lui-même, contrairement à nous. La poésie, la musique, l’amour, l’émerveillement – les choses qui n’ont aucune valeur de survie, mais qui parlent au sens le plus profond de l’être – nous disent que nous ne sommes pas de simples animaux, des assemblages de gènes égoïstes. En rapprochant de D.ieu ce qui est animal en nous, nous permettons au matériel d’être imprégné du spirituel et nous devenons quelque chose d’autre : non plus des esclaves de la nature, mais des serviteurs du D.ieu vivant.

1

Rabbi Shneour Zalman de Liadi, Likoutei Torah (Brooklyn, NY : Kehot, 1984), Vayikra 2aff.

2

Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques (Paris : Gallimard, 1953), p. 309.

3

Les ouvrages classiques sur le comportement des foules et l'instinct grégaire sont

  • Charles Mackay, Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds (Londres : Richard Bentley, 1841) ;

  • Gustave le Bon, The Crowd: A Study of the Popular Mind (Londres : TF Unwin, 1897) ;

  • Wilfred Trotter, Instincts of the Herd in Peace and War (Londres : TF Unwin, 1916) ;

  • et Elias Canetti, Crowds and Power (New York : Viking Press, 1962).

4

Desmond Morris, Le singe nu (Paris : Gallimard, 1984).

5

Steven Pinker, Comment fonctionne l'esprit (Paris : Gallimard, 1997), p. 54.

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