Réunir les rappels
Paracha : Shelach Lecha, Nombres 13:1 - 15:41
Texte traduit par Laurent Beyer.
Imaginez la situation suivante : vous roulez légèrement au-dessus de la limite de vitesse autorisée. Vous voyez une voiture de police dans votre rétroviseur. Vous ralentissez. Vous savez parfaitement qu’il est interdit de dépasser la vitesse, que vous soyez observé ou non, mais, en tant qu’être humain, la probabilité d’être repéré et sanctionné change votre comportement.
Récemment, des psychologues ont mené une série d'expériences pour tester l'impact du sentiment d'être observé sur le comportement prosocial. Chenbo Zhong, Vanessa Bohns et Francesca Gino ont élaboré un test pour déterminer si le sentiment d'anonymat faisait une différence. Ils ont assigné au hasard à un groupe d'étudiants soit des lunettes de soleil, soit des lunettes transparentes, en leur expliquant qu'ils testaient leurs réactions à une nouvelle gamme de produits. Dans une tâche apparemment sans rapport, on leur a également donné six dollars qu’ils pouvaient éventuellement partager avec une personne inconnue. Ceux qui portaient des lunettes transparentes ont donné en moyenne 2,71 dollars, contre 1,81 dollar pour ceux portant des lunettes de soleil. Le simple fait de porter des lunettes sombres, et donc de se sentir méconnu et méconnaissable, réduisait la générosité. Dans une autre expérience, ils ont constaté que les étudiants à qui l'on avait donné la possibilité de tricher à un examen étaient plus susceptibles de le faire dans une pièce faiblement éclairée que dans une pièce fortement éclairée1. Plus nous pensons être observés, plus nous devenons moraux et généreux.
Kevin Haley et Dan Fessler ont testé des étudiants sur le jeu du « Dictateur », dans lequel on leur donne, par exemple, dix dollars, avec la possibilité de les partager, ou non, avec un inconnu anonyme. Au préalable, et sans que cela fasse partie de l'expérience, certains étudiants ont brièvement vu une paire d'yeux sur un écran, tandis que d'autres ont vu une image différente. Ceux exposés aux yeux ont donné 55 % de plus à l'inconnu que les autres. Dans une autre étude, les chercheurs ont placé une cafetière dans un couloir d'université. Les passants pouvaient prendre un café et laisser de l'argent dans la boîte. Certaines semaines, une affiche avec des yeux attentifs était accrochée au mur à proximité, d'autres fois une image de fleurs. Les semaines où les yeux étaient exposés, les personnes ont laissé en moyenne 2,76 fois plus d'argent que les autres2.
Ara Norenzayan, auteur du livre Big Gods, d’où ces études sont tirées, conclut que « les gens surveillés sont des gens bien »3. C’est en partie ce qui fait de la religion une force de comportement honnête et altruiste : la croyance que Dieu voit ce que nous faisons. Ce n’est pas un hasard si, à mesure que la foi en un Dieu personnel décline en Occident, la vidéosurveillance et d’autres moyens de surveillance ont dû être renforcés. Voltaire a même dit un jour que, quelles que soient ses propres opinions sur la question, il souhaitait que son majordome et ses autres domestiques croient en Dieu, car il serait ainsi moins trompé4.
Moins évidente est la découverte expérimentale selon laquelle ce qui influence notre comportement n'est pas simplement ce que nous croyons, mais plutôt le fait qu'on nous le rappelle . Lors d'un test mené par Brandon Randolph-Seng et Michael Nielsen, les participants ont été exposés à des mots projetés pendant moins de 100 millisecondes, assez pour que le cerveau les détecte, mais pas suffisamment longtemps pour en être conscients. On leur a ensuite proposé un test leur permettant de tricher. Ceux à qui l'on avait montré des mots relatifs à Dieu étaient significativement moins enclins à tricher que ceux ayant vu des mots neutres. Le même résultat a été obtenu lors d'un autre test où, au préalable, certains participants devaient se souvenir des Dix Commandements, tandis que d'autres devaient se souvenir des dix derniers livres lus. Le simple rappel des Dix Commandements réduisait l’inclination à tricher.
Un autre chercheur, Deepak Malhotra, a étudié la générosité des chrétiens face aux appels à dons en ligne. La réponse était 300 % plus élevée si l'appel était lancé un dimanche plutôt qu’un autre jour de la semaine. Il est clair que les participants ne changeaient pas leurs croyances religieuses ou leur opinion sur la charité entre les jours de la semaine et le dimanche. Simplement, le dimanche, ils pensaient davantage à Dieu. Une expérience similaire fut menée au Maroc : les habitants vivant à portée de l’appel à la prière depuis un minaret local étaient plus enclins à donner généreusement à la charité.
La conclusion de Nazorayan est que « la religion se trouve plus dans la situation que dans la personne »5 ou, pour le dire autrement, ce qui fait la différence dans notre comportement est moins ce que nous croyons que le phénomène de nous rappeler, même inconsciemment, ce à quoi nous croyons.
C'est précisément la psychologie derrière la mitsva des tsitsit dans la paracha de Shelach Lecha de cette semaine :
Cela formera pour vous des franges dont la vue vous rappellera tous les commandements de l’Éternel, afin que vous les exécutiez et ne vous égariez pas à la suite de votre cœur et de vos yeux, qui vous entraînent à l’infidélité. Vous vous rappellerez ainsi et vous accomplirez tous mes commandements, et vous serez saints pour votre Dieu.
Le Talmud (Menachot 44a) raconte l'histoire d'un homme qui, dans un moment de faiblesse morale, décida de rendre visite à une courtisane. Il était en train de se déshabiller lorsqu'il aperçut ses tsitsit et se figea aussitôt. La courtisane lui demanda ce qui se passait, et il lui raconta l'histoire des tsitsit, affirmant que les quatre franges étaient devenues des témoins accusateurs contre lui pour le péché qu'il s'apprêtait à commettre. La femme fut si impressionnée par la puissance de ce simple commandement qu'elle se convertit au judaïsme.
Nous comprenons parfois mal le lien entre religion et morale. Dostoïevski aurait déclaré que, si Dieu n'existait pas, tout serait permis6. Ce n'est pas la vision juive dominante. Selon le rabbin Nissim Gaon, les impératifs moraux accessibles à la raison s'imposent depuis l'aube de l'humanité7. Nous avons un sens moral. Nous savons que certaines choses sont mauvaises. Mais nous avons aussi des désirs contradictoires. Nous sommes attirés par ce que nous savons devoir éviter, et souvent, nous cédons à la tentation. Quiconque a déjà essayé de perdre du poids sait exactement ce que cela signifie. Sur le plan moral, c'est ce que la Torah entend lorsqu'elle parle de « dévier selon son cœur et selon ses yeux, suivant ses propres désirs coupables » (Nombres 15:39).
Le sens moral, écrivait James Q. Wilson, « n’est pas un puissant phare projetant une lumière nette sur tout ce qu’il touche ». Il s'agit plutôt d'une « petite flamme de bougie, projetant des ombres vagues et multiples, vacillant et crépitant sous les vents violents du pouvoir et de la passion, de la cupidité et de l'idéologie ». Il ajoutait : « Mais lorsqu’on l’approche du cœur, il dissipe les ténèbres et réchauffe l'âme »8.
Wittgenstein a dit un jour que « le travail du philosophe consiste à rassembler des rappels »9. Dans le cas du judaïsme, le but des signes extérieurs – tsitsit, mezouza et tefillin – est précisément cela : rassembler des rappels, sur nos vêtements, nos maisons, nos bras et notre tête, que certaines choses sont mauvaises, et même si aucun autre être humain ne nous voit, Dieu nous voit et nous demandera des comptes. Aujourd’hui, grâce à la recherche, nous avons des preuves empiriques que les rappels influencent significativement notre façon d’agir.
« Le cœur est plus que toute chose plein de détours, et il est malade : qui pourrait le connaître? » dit Jérémie.
L'une des bénédictions et des malédictions de la nature humaine est que nous utilisons notre raison non seulement pour agir rationnellement, mais aussi pour rationaliser et justifier nos actes, même ceux que nous savons répréhensibles. C'est peut-être l'une des leçons que la Torah souhaite nous faire tirer de l'histoire des explorateurs. S’ils avaient gardé en mémoire ce que Dieu avait fait à l’Égypte, le plus puissant empire du monde antique, ils n'auraient pas dit : « Nous ne pouvons marcher contre ce peuple, car il est plus fort que nous » (Nombres 13:31). Mais ils étaient saisis de peur. Une émotion forte, et surtout la peur, déforme notre perception. Elle active l'amygdale, source de nos réactions les plus primaires, l'obligeant à prendre le pas sur le cortex préfrontal qui nous permet de réfléchir rationnellement aux conséquences de nos actes.
Les Tzitzit, avec leur fil bleu, nous rappellent le ciel, et c'est ce dont nous avons le plus besoin si nous voulons agir constamment en accord avec les meilleurs anges de notre nature.
Chen-Bo Zhong, Vanessa K. Bohns et Francesca Gino, Les bonnes lampes sont la meilleure police : l’obscurité augmente la malhonnêteté et les comportements égoïstes, Psychological Science 21 (2009), pp. 311–314.
Ce paragraphe et les suivants sont basés sur Ara Norenzayan, Big Gods: How Religion Transformed Cooperation and Conflict, Princeton University Press, 2013, pp. 13-54.
Ibid., p. 19.
Voltaire, Écrits politiques, éd. David Williams (Cambridge, NY : Cambridge University Press, 1994), p. 190.
Norenzayan, Grands Dieux, p. 39.
Il n’a pas prononcé ces mots précis, mais a dit quelque chose de similaire dans Les Frères Karamazov (1880).
Commentaire de Brachot, introduction.
James Q. Wilson, Le sens moral, Free Press, 1993, p. 251.
Recherches philosophiques, §127.
Série : Essais sur l’éthique
Livre : D- Bamidbar
Paracha : Shelach Lecha, Nombres 13:1 - 15:41
Page d’origine : Assembling Reminders
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