De la douleur à l'humilité
Paracha : Beha’alotecha, Nombres 8:1 - 12:16
Texte traduit par Laurent Beyer.
David Brooks, dans son best-seller The Road to Character1 non traduit en français, établit une distinction nette entre ce qu’il appelle les vertus du CV – les réalisations et les compétences qui apportent le succès – et les vertus de l’éloge funèbre, celles dont on parle lors des funérailles : les vertus et les forces qui font de vous le genre de personne que vous êtes lorsque vous ne portez pas de masque ou ne jouez pas de rôle, la personne intérieure que vos amis et votre famille reconnaissent comme votre vrai moi.
Brooks relie cette distinction à celle faite par le rabbin Joseph Soloveitchik dans son célèbre essai, The Lonely Man of Faith2. Cet essai parle d'« Adam I » – la personne humaine en tant que créateur, constructeur, maître de la nature imposant sa volonté au monde – et d'« Adam II », la personnalité de l'alliance, vivant dans l'obéissance à une vérité transcendante, guidée par un sens du devoir et du droit et la volonté de servir.
Adam Ier aspire au succès. Adam II aspire à la charité, à l'amour et à la rédemption. Adam Ier vit selon la logique économique : la recherche de l'intérêt personnel et de l'utilité maximale. Adam II vit selon la logique morale, très différente, où donner compte plus que recevoir, et conquérir le désir plus que le satisfaire. Dans l'univers moral, le succès, lorsqu'il mène à l'orgueil, devient un échec. L'échec, lorsqu'il mène à l'humilité, peut être un succès.
Dans cet essai, publié pour la première fois en 1965, le rabbin Soloveitchik se demandait si Adam II avait une place dans l'Amérique de son époque, tant elle était déterminée à célébrer les pouvoirs humains et le progrès économique. Cinquante ans plus tard, Brooks fait écho à ce doute. Il écrit : « Nous vivons dans une société qui nous encourage à réfléchir à la manière de mener une belle carrière, mais qui laisse beaucoup d'entre nous dans l'ignorance quant à la manière de cultiver la vie intérieure »3.
C'est là un thème central de Beha'alotecha. Jusqu'à présent, nous avons vu le Moïse extérieur, thaumaturge, porte-parole de la Parole divine, n'hésitant pas à affronter Pharaon d'un côté, et son propre peuple de l'autre. L’homme qui brisa les Tables gravées par Dieu Lui-même, et qui le mit au défi de pardonner à son peuple : « Sinon, efface-moi du livre que tu as écrit » (Exode 32:32). Il s'agit du Moïse public, figure d'une force héroïque. Dans la terminologie de Soloveitchik, il s'agit de Moïse Ier.
Dans Beha'alotecha, nous voyons Moïse II, l'homme de foi solitaire. Le tableau est très différent. Dans la première scène, on le voit s'effondrer. Le peuple se plaint à nouveau de la nourriture. Ils ont de la manne, mais pas de viande. Ils se livrent à une fausse nostalgie :
« Nous nous souvenons du poisson que nous mangions gratuitement en Égypte, des concombres, des melons, des poireaux, des oignons et de l'ail ! »
C'est un acte d'ingratitude de trop pour Moïse, qui exprime un profond désespoir :
Pourquoi as-tu si maltraité ton serviteur ? Pourquoi ai-je trouvé si peu de grâce à tes yeux, que tu aies mis sur moi tout le fardeau de ce peuple ? Est-ce moi qui ai conçu tout ce peuple ? Est-ce moi qui les ai tous mis au monde, pour que tu me dises : “Porte-les sur tes genoux, comme une nourrice porte un enfant” ?... Je ne peux pas porter tout ce peuple seul ; le fardeau est trop lourd pour moi. Si c'est ainsi que tu me traites, tue-moi maintenant, si j'ai trouvé grâce à tes yeux, et ne me laisse pas voir ma propre misère !
Puis vient la grande transformation. Dieu lui dit de prendre soixante-dix anciens pour porter le fardeau avec lui. Dieu prend l'esprit qui est sur Moïse et le transmet aux anciens. Deux d'entre eux, Eldad et Médad, parmi les six choisis par tribu mais exclus du vote final, commencent à prophétiser dans le camp. Eux aussi ont capté l'esprit de Moïse. Josué craint que cela ne remette en cause l'autorité de Moïse et le presse de les arrêter. Moïse répond avec une générosité sans pareille :
« Tu es bien zélé pour moi ! Ah ! Plût au Ciel que tout le peuple de Dieu se composât de prophètes, que l’Éternel fit reposer son esprit sur eux ! »
Le simple fait que Moïse sache désormais qu’il n’était pas seul, en voyant soixante-dix anciens partager son esprit, le guérit de sa dépression, et il dégage maintenant une confiance douce et généreuse, émouvante et inattendue.
Au troisième acte, nous voyons enfin où le drame a pris fin. Aaron et Myriam, le frère et la sœur de Moïse, commencent à le dénigrer. La cause de leur plainte (l'« Éthiopienne » qu'il avait prise pour épouse) n'est pas claire et les interprétations sont multiples. L'essentiel, cependant, est que pour Moïse, c'est le moment où il se demande : « Et toi, Brute ? ». Il a été trahi, ou du moins calomnié, par ses proches. Pourtant, Moïse n'en est pas affecté. C'est ici que la Torah fait sa grande déclaration :
« Or, cet homme, Moïse, était fort humble, plus qu’aucun homme qui fût sur la terre. »
C'est une nouveauté dans l'histoire. L'idée que l'humilité soit la plus haute vertu d'un dirigeant devait paraître absurde, presque contradictoire, dans le monde antique. Les dirigeants étaient fiers, magnifiques, se distinguant par leur tenue, leur apparence et leurs manières royales. Ils construisaient des temples en leur honneur. Ils faisaient graver des inscriptions triomphales pour la postérité. Leur rôle n'était pas de servir, mais d'être servis. On attendait de tous l'humilité, pas eux. Humilité et majesté ne pouvaient coexister.
Dans le judaïsme, cette configuration a été complètement bouleversée. Les dirigeants étaient là pour servir, et non pour être servis. La plus haute distinction de Moïse fut d'être appelé « Eved Hashem », serviteur de Dieu. Une seule autre personne, Josué, son successeur, mérite ce titre dans le Tanakh. Les deux grands empires du monde antique, la Mésopotamie avec ses ziggourats (« tour de Babel ») et l’Égypte avec ses pyramides, avaient un symbolisme architectural qui reflétait visuellement une société hiérarchisée, large à la base et étroite au sommet. Le symbole juif, la ménorah, était à l’opposé, large au sommet, étroite à la base, pour signifier que, dans le judaïsme, le dirigeant sert le peuple et non l’inverse. La première réponse de Moïse à l'appel de Dieu au Buisson ardent fut l'humilité : « Qui suis-je, pour aborder Pharaon et pour faire sortir les enfants d’Israël de l’Égypte ? » (Exode 3:11). C’est précisément cette humilité qui le qualifiait pour diriger.
Dans Beha'alotecha, nous suivons le processus psychologique par lequel Moïse acquiert un niveau d'humilité encore plus profond. Sous la pression de l'obstination persistante d'Israël, Moïse se replie sur lui-même. Écoutez encore ce qu'il dit :
« Pourquoi ai-je trouvé si peu de grâce à tes yeux… ? Ai-je conçu tout ce peuple ? Lui ai-je donné la vie ? … Où puis-je trouver de la nourriture pour tout ce peuple ? … Je ne peux pas porter ce peuple seul ; le fardeau est trop lourd pour moi. »
Les mots clés ici sont « je », « moi » et « moi-même ». Moïse est tombé à la première personne du singulier. Il perçoit le comportement des Israélites comme un défi lancé à lui-même, et non à Dieu. Dieu doit le lui rappeler : « Le bras du Seigneur est-il trop court ? » Il ne s'agit pas de Moïse, mais de ce qu'il représente et de qui il le représente.
Moïse avait été seul trop longtemps. Ce n'était pas qu'il avait besoin de l'aide d'autrui pour nourrir le peuple. Dieu aurait agi ainsi sans aucune intervention humaine. C'était plutôt qu'il avait besoin de la compagnie d'autrui pour mettre fin à son isolement presque insupportable. La Torah ne contient que deux fois l'expression « lo tov », « pas bon », une fois au début de l'histoire humaine, lorsque Dieu dit : « Il n'est pas bon que l'homme soit seul » (Genèse 2:18), une deuxième fois quand Yitro voit Moïse conduire seul et dit : « Ce que tu fais n'est pas bien » (Exode 18:17). Nous ne pouvons pas vivre seuls. Nous ne pouvons pas diriger seuls.
Dès que Moïse voit les soixante-dix anciens partager son esprit, sa dépression disparaît. Il peut dire à Josué : « Tu es bien zélé pour moi ! » Et il n'est pas perturbé par les plaintes de son frère et de sa sœur, qui prient Dieu pour Miriam, frappée de lèpre. Il a retrouvé son humilité.
Nous comprenons maintenant ce qu'est l'humilité. Ce n’est pas le dénigrement de soi. Une phrase souvent attribuée à C.S. Lewis le résume parfaitement : l’humilité, ce n’est pas penser moins de soi. C’est simplement penser moins à soi. C’est se tourner vers les autres, vers ce qu’il y a à faire, sans chercher à être au centre.
La véritable humilité consiste à faire taire le « moi ». Pour les personnes véritablement humbles, ce sont Dieu, les autres et les principes qui comptent, pas moi. Comme on l'a dit un jour d'un grand chef religieux : « C'était un homme qui prenait Dieu tellement au sérieux qu'il n'avait pas besoin de se prendre au sérieux du tout. »
Rabbi Yohanan a dit : « Là où vous trouvez la grandeur du Saint, béni soit-Il, vous trouvez son humilité » (Méguillah 31a). La grandeur est humilité, pour Dieu et pour ceux qui cherchent à marcher dans ses voies. C'est aussi la plus grande source de force, car, si nous ne pensons pas au « moi », nous ne pouvons être blessés par ceux qui nous critiquent ou nous rabaissent. Ils visent une cible qui n'existe plus.
Ce que Beha'alotecha nous apprend à travers ces trois scènes de la vie de Moïse, c'est que nous n'atteignons parfois l'humilité qu'après une grave crise psychologique. Ce n'est qu'après que Moïse eut sombré dans une dépression et prié pour mourir que nous entendons ces mots : « Or, cet homme, Moïse, était fort humble, plus qu’aucun homme qui fût sur la terre. » La souffrance transperce la carapace du moi, nous faisant comprendre que ce qui compte n'est pas l'estime de soi, mais plutôt le rôle que nous jouons dans un projet bien plus vaste que nous. Lehavdil, Brooks nous rappelle qu'Abraham Lincoln, qui souffrait de dépression, est sorti de la crise de la guerre civile avec le sentiment que « la Providence avait pris le contrôle de sa vie, qu'il n'était qu'un petit instrument au service d'une œuvre transcendante »4.
La bonne réponse à la douleur existentielle, dit Brooks, n'est pas le plaisir, mais la sainteté, ce qui signifie « considérer la douleur comme l’élément d'un récit moral et tenter de racheter quelque chose de mauvais en le transformant en quelque chose de sacré, un acte de service sacrificiel qui nous placera en fraternité avec la communauté au sens large et avec des exigences morales éternelles ». Pour moi, cela a été incarné par les parents des trois adolescents israéliens tués à l'été 2014, qui ont réagi à leur perte en créant une série de prix pour ceux qui ont le plus contribué à l'unité du peuple juif – en tournant leur douleur vers l'extérieur et en l'utilisant pour contribuer à guérir d'autres blessures au sein de la nation.
La crise, l’échec, la perte ou la douleur peuvent nous faire passer d’Adam I à Adam II, d’une vie centrée sur soi à une vie tournée vers l’autre, de la quête de maîtrise au choix du service, de la vulnérabilité du « je » à l’humilité, cette qualité qui « nous rappelle que nous ne sommes pas le centre de l’univers », mais que nous sommes appelés à « servir un ordre plus vaste »5.
Ceux qui ont de l'humilité sont ouverts à des choses plus grandes qu'eux, tandis que ceux qui en manquent ne le sont pas. C'est pourquoi ceux qui en manquent vous font sentir petit, tandis que ceux qui en ont vous font sentir grandi. Leur humilité inspire la grandeur aux autres.
David Brooks, The Road to Character, Random House, 2015.
Rabbi Joseph Soloveitchik, The Lonely Man of Faith, Doubleday, 1992.
David Brooks, The Road to Character, xiii.
Ibid., 93.
Brooks, ibid., p. 261.
Série : Essais sur l’éthique
Livre : D- Bamidbar
Paracha : Behaalotecha, Nombres 8:1 - 12:16
Page d’origine : Law as Love
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