Sagesse de Rabbi Sacks
Sagesse, de Rabbi Sacks
Les sages et les saints (Naso)
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Les sages et les saints (Naso)

Peut-on être saint sans trahir la société ? À travers la figure du naziréen, Rabbi Sacks interroge les tensions entre idéal spirituel et engagement collectif, et ce que le judaïsme choisit d’honorer.

Les sages et les saints

Paracha : Naso, Nombres 4:21 - 7:89

Texte traduit par Laurent Beyer.

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La Paracha Naso contient les lois relatives au Naziréen – un individu qui s'engage à observer des règles spéciales de sainteté et d'abstinence : ne pas boire de vin ou d'autres substances intoxicantes (y compris tout ce qui est fabriqué à partir du raisin), ne pas se faire couper les cheveux et ne pas se souiller par contact avec les morts (Nombres 6:1–21). Un tel état était généralement établi durant une période limitée ; la durée standard était de trente jours. Il y avait des exceptions, notamment Samson et Samuel qui, en raison du caractère miraculeux de leur naissance, furent consacrés avant leur naissance comme naziréens à vie1.

Cependant, ce que la Torah ne précise pas c'est, premièrement, pourquoi une personne pourrait vouloir entreprendre cette forme d'abstinence, et, deuxièmement, si elle considère ce choix comme louable ou simplement permis. D'une part, la Torah qualifie le naziréen de « saint pour l'Éternel » (Nombres 6:8), mais d’autre part, il est tenu, à la fin de son vœu, d'apporter un sacrifice d'expiation (Nombres 6:13–14).

Cela a conduit à un désaccord permanent entre les rabbins de l’époque mishnaïque, talmudique et médiévale.

Selon Rabbi Éléazar, et plus tard Nahmanide, le naziréen est digne d'éloges. Il a volontairement entrepris un plus haut niveau de sainteté. Le prophète Amos a dit : « J'ai suscité parmi vos fils des prophètes et parmi vos jeunes gens des naziréens » (Amos 2:11), suggérant que, comme le prophète, le naziréen est une personne particulièrement proche de Dieu. S'il devait apporter un sacrifice d'expiation, c'est parce qu'il retournait à la vie ordinaire. Son péché résidait dans le fait de cesser d'être naziréen.

Éliézer HaKappar et Shmuel étaient d'un avis contraire. Pour eux, le péché résidait dans le fait de devenir naziréen et de se priver ainsi de certains plaisirs du monde que Dieu a créé et déclaré bon. Rabbi Éliézer ajouta :

De là nous pouvons conclure que, si celui qui se refuse le plaisir du vin est appelé pécheur, celui qui se refuse à jouir des autres plaisirs de la vie l’est encore plus.

Taanit 11a ; Nedarim 10a.

De toute évidence, l'argument n'est pas seulement textuel. Il est substantiel. Il porte sur l'ascétisme, la vie d'abnégation. Presque toutes les religions connaissent le phénomène de ceux qui, en quête de pureté spirituelle, se retirent des plaisirs et des tentations du monde. Ils vivent dans des grottes, des retraites, des ermitages, des monastères. La secte de Qumrân, connue de nous grâce aux manuscrits de la mer Morte, pourrait bien être un tel mouvement.

Au Moyen Âge, certains Juifs adoptèrent des pratiques similaires d'abnégation – parmi eux, les Hassidei Ashkenaz, les piétistes d'Europe du Nord, ainsi que de nombreux Juifs des pays d'Islam. Rétrospectivement, il est difficile de ne pas déceler dans ces comportements une influence, au moins partielle, du milieu non juif. Les Hassidei Ashkenaz, qui prospérèrent à l'époque des Croisades, vivaient parmi des chrétiens auto-mortifiés. Leurs homologues du Sud étaient peut-être familiers avec le soufisme, le mouvement mystique de l'Islam.

L'ambivalence des Juifs envers la vie d'abnégation réside peut-être dans le soupçon qu'elle soit entrée dans le judaïsme depuis l'extérieur. Aux premiers siècles de notre ère, des mouvements ascétiques, tant en Occident (Grèce) qu'en Orient (Iran), voyaient le monde physique comme un lieu de corruption et de conflits. En réalité, ils étaient dualistes, affirmant que le vrai Dieu n'était pas le créateur de l'univers. Le monde physique était l'œuvre d'une divinité inférieure et mauvaise. Par conséquent, Dieu – le vrai Dieu – ne se trouve pas dans le monde physique et ses jouissances, mais plutôt dans le détachement de ceux-ci.

Les deux mouvements les plus connus à défendre cette vision étaient le gnosticisme en Occident et le manichéisme en Orient. Ainsi, une partie au moins de l'évaluation négative du naziréat pourrait avoir été motivée par le désir de décourager les Juifs d'imiter les pratiques non juives. Le judaïsme croit fermement que Dieu se trouve au cœur du monde physique qu'il a créé et qui, dans le premier chapitre de la Genèse, est prononcé sept fois « bon ». Il ne prône pas le renoncement au plaisir, mais sa sanctification.

Ce qui est bien plus déroutant, c'est la position de Maïmonide, qui défend les deux points de vue, positif et négatif, dans son code de lois, le Mishné Torah. Dans Hilkhot Deot, il adopte la position négative de Rabbi Éliézer HaKappar :

Quelqu'un peut dire : « Le désir, l'honneur et autres choses du même genre sont de mauvaises voies et éloignent l'homme du monde ; je m'en séparerai donc complètement et j'irai à l'autre extrême. » En conséquence, il ne mange pas de viande, ne boit pas de vin, ne prend pas d'épouse, ne vit pas dans une maison décente et ne porte pas de vêtements décents… Cela aussi est mauvais, et il est interdit de choisir cette voie.

Maïmonide, Mishneh Torah, Hilkhot Deot 3:1.

Pourtant, dans Hilkhot Nezirut, il statue conformément à l'évaluation positive de Rabbi Elazar : « Quiconque fait vœu à Dieu [de devenir naziréen] par voie de sainteté, fait bien et est digne de louanges... En effet, l'Écriture le considère comme l'égal d'un prophète »2. Comment un écrivain peut-il en arriver à adopter des positions contradictoires dans un seul livre, et encore moins un écrivain aussi résolument logique et rationnel que Maïmonide ?

La réponse réside dans une remarquable compréhension de Maïmonide de la nature de la vie morale telle que le judaïsme la conçoit. Maïmonide a compris qu'il n'existe pas de modèle unique de vie vertueuse. Il en identifie deux, les appelant respectivement la voie du saint (hassid) et la voie du sage (‘hakham).

Le sage suit le « juste milieu », la « voie médiane ». La vie morale est une question de mesure et d’équilibre, qui consiste à trouver un juste milieu entre trop et pas assez. Le courage, par exemple, se situe à mi-chemin entre la lâcheté et l'insouciance. La générosité se situe entre la prodigalité et l'avarice. Cela ressemble beaucoup à la vision de la vie morale exposée par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque.

Le saint, en revanche, ne suit pas la voie médiane. Il tend vers les extrêmes, jeûnant plutôt que de manger avec modération, embrassant la pauvreté plutôt que d'acquérir une richesse modeste, etc. À plusieurs reprises dans ses écrits, Maïmonide explique pourquoi on peut embrasser les extrêmes. L'une des raisons est le repentir et la transformation du caractère3. Ainsi, une personne peut se guérir de son orgueil en pratiquant, pendant un temps, un profond abaissement de soi. Une autre raison est l'asymétrie de la personnalité humaine. Les extrêmes n'exercent pas la même force d'attraction. La lâcheté est plus courante que l'insouciance, et l'avarice plus que la générosité excessive, ce qui explique pourquoi le hassid penche dans la direction opposée. Une troisième raison est l'attrait de la culture environnante. Celle-ci peut être si contraire aux valeurs religieuses que des personnes pieuses choisissent de se séparer de la société, « se vêtant de vêtements de laine et de poils, vivant dans les montagnes et errant dans le désert »4, se différenciant par leur comportement extrême.

Il s'agit d'une présentation très nuancée. Pour Maïmonide, il y a des moments où l'abnégation est thérapeutique, d'autres où elle est intégrée à la loi de la Torah elle-même, et d'autres encore où elle constitue une réponse à une époque excessivement hédoniste. Cependant, dans le cas général, Maïmonide statue qu'il nous est ordonné de suivre la voie médiane, tandis que la voie du saint est lifnim mishurat hadin, au-delà des strictes exigences de la loi5.

Moshe Halbertal, dans sa récente et impressionnante étude sur Maïmonide6, le voit comme une façon de peaufiner la tension fondamentale entre l'idéal civique de la tradition politique grecque et l'idéal spirituel du radical religieux pour qui, comme le disait le célèbre Rabbi de Kotzker : « Le juste milieu est pour les chevaux ». Pour le hassid, le sage de Maïmonide peut ressembler à un « bourgeois satisfait de lui-même ».

Il existe essentiellement deux manières d'appréhender la vie morale elle-même. Le but de la vie morale est-il d'atteindre la perfection personnelle ? Ou de créer une société décente, juste et compatissante ? La plupart des gens répondraient intuitivement : les deux. C'est ce qui fait de Maïmonide un penseur si perspicace. Il comprend qu'on ne peut avoir les deux. Ce sont en réalité des entreprises différentes.

Un saint peut donner tout son argent aux pauvres. Mais qu'en est-il de sa propre famille ? Un saint peut refuser de combattre. Mais qu'en est-il de son propre pays ? Un saint peut pardonner tous les crimes commis contre lui. Mais qu'en est-il de l'État de droit et de la justice ? Les saints sont des personnes extrêmement vertueuses, considérées comme des individus. Pourtant, on ne peut pas construire une société uniquement à partir des saints. En fin de compte, les saints ne s'intéressent pas vraiment à la société. Leur préoccupation est le salut de l'âme.

C'est cette profonde compréhension qui a conduit Maïmonide à ses évaluations apparemment contradictoires du Naziréen. Le Naziréen a choisi, au moins pour un temps, d'adopter une vie d'abnégation extrême. C'est un saint, un hassid. Il a adopté la voie de la perfection personnelle. C'est noble, louable et exemplaire.

Mais ce n'est pas la voie du sage, car nous avons besoin des sages pour perfectionner la société. Le sage n'est pas un extrémiste, car il est conscient que d'autres personnes sont en jeu. Il y a les membres de sa propre famille et ceux de sa propre communauté. Il y a un pays à défendre et une économie à soutenir. Le sage sait qu'il ne peut renoncer à tous ces engagements pour mener une vie de vertu solitaire. Car Dieu nous appelle à vivre dans le monde et non à le fuir ; à exister en société et non à s’isoler ; à nous efforcer de créer un équilibre entre les pressions contradictoires qui pèsent sur nous, sans nous concentrer sur certaines choses en négligeant les autres.

Ainsi, alors que le naziréen est un saint d’un point de vue personnel, d’un point de vue sociétal et au sens figuré, il est un « pécheur » qui doit apporter une offrande expiatoire.

Maïmonide a vécu la vie qu'il prêchait. Ses écrits nous montrent qu'il aspirait à la solitude. Il y eut des années où il travailla jour et nuit à la rédaction de son Commentaire de la Mishna, puis du Mishneh Torah. Pourtant, il était conscient de ses responsabilités envers sa famille et la communauté. Dans sa célèbre lettre à son futur traducteur Ibn Tibbon7, il décrit sa journée et sa semaine typiques, où il devait assumer le double fardeau de médecin de renommée mondiale et de halakhiste et sage internationalement reconnu. Il travaillait jusqu'à l'épuisement8. Maïmonide était un sage qui aspirait à la sainteté, mais savait qu'il ne pouvait l'être s'il voulait honorer ses responsabilités envers son peuple. C'est un jugement profond et émouvant, qui a encore aujourd'hui une force inspirante.

1

Voir Juges 13:1–7 ; et 1 Samuel 1:11. Le Talmud distingue ce genre de cas du vœu standard à durée déterminée. Le naziréen le plus célèbre des temps modernes fut le rabbin David Cohen (1887-1972), disciple du rabbin Kook et père du grand rabbin de Haïfa, le rabbin She'ar-Yashuv Cohen (1927-2016).

3

Voir ses Huit Chapitres (l’introduction à son commentaire sur Mishna Avot), ch. 4, et Mishneh Torah, Hilchot Deot, chapitres 1, 2, 5 et 6.

4

Huit chapitres, ch. 4.

5

Michné Torah, Hilkhot Deot 1:5.

6

Moshe Halbertal, Maïmonide : vie et pensée (Princeton, NJ : Princeton University Press, 2014), 154–163.

7

Certains Sages croyaient que, dans un monde idéal, des tâches telles que gagner sa vie ou avoir des enfants pourraient être « accomplies par d'autres » (voir Brachot 35a pour le point de vue de Rabbi Shimon ben Yochai ; Yevamot 63b pour celui de Ben Azzai). Ce sont des attitudes élitistes qui ont fait surface dans le judaïsme de temps à autre, mais qui sont critiquées par le Talmud.

8

Voir Rabbi Yitzhak Sheilat, Lettres de Maïmonide [hébreu] (Jérusalem : Miskal, 1987–88), 2 : 530–554.


Série : Essais sur l’éthique

Livre : D- Bamidbar

Paracha : Naso, Nombres 4:21 - 7:89

Page d’origine : Sages and Saints

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