La circoncision du désir
Parasha : Tazria, Lévitique 12:1 - 13:59
Texte traduit par Laurent Beyer.
Il est difficile de retracer avec précision le moment où une idée nouvelle fait sa première apparition sur la scène humaine, surtout pour une idée aussi amorphe que celle de l'amour. Mais l'amour a une histoire1. On retrouve le contraste que l'on retrouve dans la pensée grecque, puis chrétienne, entre éros et agapè : le désir sexuel et un amour très abstrait pour l'humanité en général.
Il y a le concept de chevalerie qui apparaît à l'époque des Croisades, ce code de conduite qui valorisait la galanterie et les actes de bravoure pour « conquérir le cœur d'une dame ». Il y a l'amour romantique présenté dans les romans de Jane Austen, assorti de la condition que le jeune ou le moins jeune homme destiné à l'héroïne dispose de revenus suffisants et d'un domaine rural, afin d'illustrer la « vérité universellement reconnue selon laquelle un célibataire fortuné doit nécessairement avoir besoin d'une épouse »2. Et il y a ce moment dans Un violon sur le toit où, exposé par ses enfants aux idées nouvelles de la Russie prérévolutionnaire, Tevye se tourne vers sa femme Golde, et la conversation suivante s'ensuit :
Tevye : M'aimes-tu ?
Golde : Je suis ta femme !
Tevye : Je sais ! Mais m'aimes-tu ?
Golde : Est-ce que je l'aime ? Pendant vingt-cinq ans, j'ai vécu avec lui, je me suis battue avec lui, j'ai souffert de faim avec lui. Vingt-cinq ans, mon lit est à lui...
Tevye : Chut !
Golde : Si ce n'est pas de l'amour, qu'est-ce que c'est ?
Tevye : Alors tu m'aimes !
Golde : Je suppose que oui !
L'histoire intérieure de l'humanité est en partie celle de l'idée d'amour. Et à un moment donné, une idée nouvelle fait son apparition dans l'Israël biblique. On peut la retrouver dans un passage très suggestif du livre d'Osée, l'un des grands prophètes de la Bible.
Osée vécut au VIIIe siècle avant J.-C. Le royaume était divisé depuis la mort de Salomon. Le royaume du nord, où vivait Osée, avait sombré, après une période de paix et de prospérité, dans l'anarchie, l'idolâtrie et le chaos. Entre 747 et 732 avant J.-C., pas moins de cinq rois régnèrent, fruit d'une série d'intrigues et de luttes sanglantes pour le pouvoir. Le peuple, lui aussi, s'était relâché :
il n’y a ni vérité, ni bonté, ni connaissance de Dieu dans ce pays. [On n’y voit] que parjure et mensonge, meurtre, vol et adultère; ils renversent [toutes les barrières], et le sang se mêle au sang.
Comme d'autres prophètes, Osée savait que le destin d'Israël dépendait de son sens de la mission. Fidèle à Dieu, il fut capable d'accomplir des choses extraordinaires : survivre face aux empires et créer une société unique dans le monde antique, où tous étaient égaux en dignité, concitoyens, sous la souveraineté du Créateur du Ciel et de la Terre. Infidèle, cependant, il n'était qu'une puissance mineure parmi d'autres au Proche-Orient antique, dont les chances de survie face à des prédateurs politiques plus importants étaient minimes.
Ce qui rend le livre d'Osée remarquable, c'est l'épisode qui l'ouvre. Dieu dit au prophète d'épouser une prostituée et de découvrir ce que l'on ressent lorsqu'on trahit son amour. Ce n'est qu'alors qu'Osée entrevoit le sentiment de trahison que Dieu ressent envers le peuple d'Israël. Après les avoir libérés de l'esclavage et ramenés sur leur terre, Dieu les a vus oublier le passé, abandonner l'alliance et adorer des dieux étrangers. Mais, malgré leur abandon, Il ne peut les abandonner. C'est un passage puissant, qui transmet l'affirmation étonnante que plus que le peuple juif n'aime Dieu, Dieu aime le peuple juif. L'histoire d'Israël est une histoire d'amour entre le Dieu fidèle et son peuple souvent infidèle. Bien que Dieu soit parfois en colère, Il ne peut que pardonner. Il les emmènera dans une sorte de seconde lune de miel, et ils renouvelleront leurs vœux de mariage :
« C'est pourquoi je vais maintenant la séduire ;
je la conduirai au désert
et je lui parlerai avec tendresse…
Je te fiancerai à moi pour toujours ;
je te fiancerai par la justice et l'équité,
par l'amour et la miséricorde.
Je te fiancerai par la fidélité,
et tu connaîtras l'Éternel. »
C'est cette dernière phrase – avec sa comparaison explicite entre l'alliance et le mariage – que les hommes juifs prononcent lorsqu'ils mettent les tefillin sur leurs mains, en enroulant leur lanière autour du doigt comme une alliance.
Au cœur de cette prophétie, un verset mérite un examen approfondi. Il contient deux métaphores complexes qu'il convient d'analyser point par point :
« En ce jour-là, déclare l’Éternel,
tu m’appelleras mon époux [ishi] ;
tu ne m’appelleras plus mon maître [baali] ».
Il s'agit d'un double jeu de mots. En hébreu biblique, Baal signifiait « époux », mais dans un sens très précis : « maître, propriétaire, possesseur, contrôleur ». Il indiquait la domination physique, juridique et économique. C'était aussi le nom du dieu cananéen, dont Élie défia les prophètes lors de la célèbre confrontation du mont Carmel. Baal (souvent représenté sous les traits d'un taureau) était le dieu de la tempête, qui vainquit Mot, le dieu de la stérilité et de la mort. Baal était la pluie qui imprégnait la terre et la rendait fertile. La religion de Baal est le culte de Dieu comme puissance.
Osée oppose ce type de relation au terme hébreu pour « mari », ish. Il rappelle ici les paroles du premier homme à la première femme :
Celle-ci est maintenant os de mes os
et chair de ma chair ;
elle sera appelée femme [ishah],
car elle a été prise de l'homme [ish].
Ici, la relation homme-femme repose sur autre chose que le pouvoir et la domination, la propriété et le contrôle. L'homme et la femme s'affrontent dans leur ressemblance et leur différence. Chacun est l'image de l'autre, tout en étant séparé et distinct. La seule relation capable de les unir sans recourir à la force est le mariage-alliance – un lien de loyauté et d'amour mutuels par lequel chacun s'engage envers l'autre à se servir mutuellement.
Il s'agit non seulement d'une manière radicale de repenser la relation entre l'homme et la femme. C'est aussi, comme le suggère Osée, la manière dont nous devrions concevoir la relation entre les êtres humains et Dieu. Dieu tend la main à l'humanité non pas comme une puissance – la tempête, le tonnerre, la pluie – mais comme un amour, non pas un amour abstrait et philosophique, mais une passion profonde et durable qui survit à toutes les déceptions et trahisons. Israël ne se comporte peut-être pas toujours avec amour envers Dieu, dit Osée, mais Dieu aime Israël et ne cessera jamais de l'aimer.
Notre relation à Dieu influence notre relation aux autres. Tel est le message d'Osée – et vice versa : notre relation aux autres influence notre perception de Dieu. Le chaos politique d'Israël au VIIIe siècle avant J.-C. était intimement lié à son inconstance religieuse. Une société fondée sur la corruption et l'exploitation est une société où la force l'emporte sur le droit. Il ne s'agit pas de judaïsme, mais d'idolâtrie, de culte de Baal.
Nous comprenons maintenant pourquoi le signe de l'alliance est la circoncision, le commandement donné dans la parasha de Tazria de cette semaine. Pour que la foi soit plus qu'un culte du pouvoir, elle doit affecter la relation la plus intime entre hommes et femmes. Dans une société fondée sur l'alliance, les relations homme-femme reposent sur quelque chose d'autre et de plus doux que la domination masculine, le pouvoir masculin, le désir sexuel et le besoin de détenir, de contrôler et de posséder. Baal doit devenir ish. Le mâle alpha doit devenir le mari attentionné. La sexualité doit être sanctifiée et tempérée par le respect mutuel. La pulsion sexuelle doit être circoncise et circonscrite afin qu'elle ne recherche plus la possession, mais se contente d'aimer.
Il existe donc plus qu'un lien accidentel entre monothéisme et monogamie. Bien que la loi biblique n'impose pas la monogamie, elle la décrit néanmoins comme la norme dès le début de l'histoire humaine : Adam et Ève, un homme, une femme. Dans la Genèse, chaque fois qu'un patriarche épouse plus d'une femme, il y a tension et angoisse. L'engagement envers un seul Dieu se reflète dans l'engagement envers une seule personne.
Le mot hébreu « emunah », souvent traduit par « foi », signifie en réalité fidélité, loyauté, précisément l'engagement que l'on prend en se mariant. À l'inverse, pour les prophètes, il existe un lien entre idolâtrie et adultère. C'est ainsi que Dieu décrit Israël à Osée. Dieu a épousé les Israélites, mais ceux-ci, en servant des idoles, ont agi comme des femmes aux mœurs légères (Osée 1-2).
L'amour entre époux – un amour à la fois personnel et moral, passionné et responsable – est ce qui nous rapproche le plus de l'amour de Dieu pour nous et de notre amour idéal pour Lui. Quand Osée dit : « Vous connaîtrez le Seigneur », il n'entend pas la connaissance au sens abstrait. Il entend la connaissance de l'intimité et de la relation, le contact de deux êtres par-dessus l'abîme métaphysique qui sépare une conscience de l'autre. Tel est le thème du Cantique des Cantiques, cette expression profondément humaine et pourtant profondément mystique de l'éros, l'amour entre l'humanité et Dieu. C'est aussi le sens d'une des phrases les plus importantes du judaïsme :
Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force.
Dès l'origine, le judaïsme a établi un lien entre sexualité et violence, d'une part, et fidélité conjugale et ordre social, d'autre part. Ce n'est pas un hasard si le mariage est appelé kiddouchin, « sanctification ». Tout comme l'alliance elle-même, le mariage est un gage de loyauté entre deux parties, chacune reconnaissant l'intégrité de l'autre, honorant leurs différences tout en s'unissant pour donner naissance à une vie nouvelle. Le mariage est à la société ce que l'alliance est à la foi religieuse : une décision de faire de l'amour – et non du pouvoir, de la richesse ou de la force majeure – le principe générateur de la vie.
Tout comme la spiritualité est la relation la plus intime entre nous et Dieu, la sexualité est la relation la plus intime entre nous et une autre personne. La circoncision est le signe éternel de la foi juive, car elle unit la vie de l'âme aux passions du corps, nous rappelant que l'une et l'autre doivent être gouvernées par l'humilité, la maîtrise de soi et l'amour.
La Brit Milah contribue à transformer l'homme de baal à ish, de partenaire dominant à mari aimant, tout comme Dieu dit à Osée que c'est ce qu'il recherche dans sa relation avec le peuple de l'alliance. La circoncision transforme la biologie en spiritualité. Le désir instinctif masculin de se reproduire devient alors un acte d'alliance, de partenariat et d'affirmation mutuelle. Ce fut donc un tournant aussi décisif dans la civilisation humaine que le monothéisme abrahamique lui-même. Tous deux impliquent l'abandon du pouvoir comme fondement de la relation, et l'alignement sur ce que Dante appelait « l'amour qui fait mouvoir le soleil et les autres étoiles »3. La circoncision est l'expression physique de la foi qui vit dans l'amour.
Voir, par exemple, CS Lewis, The Four Loves, New York : Harcourt, Brace, 1960. Également Simon May's, Love: A History, New Haven : Yale UP, 2011.
La célèbre première ligne de Orgueil et Préjugés de Jane Austen.
La Divine Comédie, 33:143-45.
Série : Essais sur l’éthique
Livre : C- Vayikra
Parasha : Tazria, Lévitique 12:1 - 13:59
Page d’origine : The Circumcision of Desire
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