Sagesse de Rabbi Sacks
Sagesse, de Rabbi Sacks
Le bouc émissaire (Acharei Mot)
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Le bouc émissaire (Acharei Mot)

Et si un simple bouc pouvait porter nos fautes et emporter notre honte — que nous dit ce rituel étrange sur la manière juive de réparer, de purifier, et surtout… d’espérer ?

Le bouc émissaire (Acharei Mot)

Parasha : Acharei Mot, Lévitique 16:1 - 18:30

Texte traduit par Laurent Beyer.

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L'élément le plus étrange et le plus dramatique du service de Yom Kippour, exposé dans Acharei Mot (Lévitique 16:7-22), est le rituel des deux boucs : l'un est offert en sacrifice, l’autre est envoyé dans le désert « à Azazel ». Ils étaient pratiquement indiscernables l'un de l'autre : ils étaient choisis pour être aussi semblables que possible en taille et en apparence. Ils étaient amenés devant le Grand Prêtre et tirés au sort, l'un portant les mots « à l'Éternel », l'autre « à Azazel ». Celui sur lequel tombait le sort « à l'Éternel » était offert en sacrifice. Sur l'autre, le Grand Prêtre confessait les péchés de la nation, puis il était emmené dans les collines désertiques aux abords de Jérusalem, où il plongeait vers la mort. La tradition raconte qu'un fil rouge était attaché à ses cornes, dont la moitié était coupée avant que l'animal ne soit envoyé. Si le rite avait été efficace, le fil rouge devenait blanc.

Ce rituel est loin d'être évident. Premièrement, que signifie « à Azazel », où le deuxième bouc fut envoyé ? Ce terme n'apparaît nulle part ailleurs dans les Écritures. Trois théories majeures ont émergé quant à sa signification. Selon les Sages et Rachi, il signifiait « un endroit escarpé, rocailleux ou dur ». Autrement dit, il s'agissait d'une description de sa destination. Dans le sens le plus simple de la Torah, le bouc était envoyé « dans une zone désolée » (el eretz gezerah, Lévitique 16:22). Selon les Sages, cela signifie qu'il fut ainsi emmené dans un ravin escarpé où il tomba et mourut. Telle est, selon la première explication, la signification d'Azazel.

La seconde, suggérée de manière énigmatique par Ibn Ezra et explicitement par Nahmanide, est qu'Azazel était le nom d'un esprit ou d'un démon, l'un des anges déchus mentionnés dans la Genèse 6:2, semblable à l'esprit-bouc appelé « Pan » dans la mythologie grecque ou « Faunus » en latin. C’est une idée difficile à comprendre, et c’est pourquoi Ibn Ezra y a fait allusion, comme il l’a fait dans des cas similaires, au moyen d’une énigme, d’un casse-tête, que seuls les sages seraient capables de déchiffrer.

Il écrit :

Je vais te révéler une partie du secret par indice : quand tu auras trente-trois ans tu le sauras.

Nahmanide révèle le secret :

Trente-trois versets plus loin, la Torah ordonne : « Ils ne doivent plus offrir aucun de leurs sacrifices aux idoles de boucs [se'irim] après lesquelles ils s'égarent. »

Voir Nahmanide sur Lévitique 17:7

Azazel, selon cette interprétation, est le nom d'un démon ou d'une force hostile, parfois appelé Satan ou Samaël. Il était formellement interdit aux Israélites d'adorer une telle force. En effet, la croyance même en l'existence de puissances distinctes, voire hostiles à Dieu, à l'œuvre dans l'univers est incompatible avec le monothéisme judaïque. Néanmoins, certains Sages croyaient à l'existence de forces négatives faisant partie du cortège céleste, comme Satan, qui portaient des accusations contre les humains ou les incitaient à pécher. Le bouc envoyé dans le désert à Azazel servait à concilier ou apaiser ces forces, afin que les prières d’Israël puissent s’élever vers le ciel sans qu’aucune voix dissonante ne s’y oppose, pour ainsi dire. Cette compréhension du rite est similaire à la parole des Sages selon laquelle nous sonnons du shofar en deux cycles à Roch Hachana « pour confondre Satan » (Roch Hachana 16b).

La troisième interprétation, la plus simple, est qu'Azazel est un nom composé signifiant « le bouc [ez] qui fut renvoyé [azal] ». Cela a conduit à l'ajout d'un nouveau mot à la langue anglaise. En 1530, William Tyndale a réalisé la première traduction anglaise de la Bible hébraïque, acte alors illégal et pour lequel il a payé de sa vie. Cherchant à traduire Azazel en anglais, il l'a appelé « the escapegoat », c'est-à-dire le bouc renvoyé et relâché. Au fil du temps, la première lettre a été supprimée, donnant naissance au mot « scapegoat » soit « bouc émissaire » en français.

Cependant, il reste la véritable question : quel était le véritable objet de ce rituel ? Il était unique. Les offrandes pour le péché et la culpabilité sont des éléments familiers de la Torah et font partie intégrante du service du Temple. Le service de Yom Kippour était différent sur un point essentiel : dans tous les autres cas, le péché était confessé sur l’animal sacrifié. À Yom Kippour, le Grand Prêtre confessait les péchés du peuple sur l’animal non sacrifié, le bouc émissaire renvoyé, « portant sur lui toutes leurs iniquités » (Lévitique 16:21-22).

La réponse la plus simple et la plus convaincante a été donnée par Maïmonide dans Le Guide des égarés :

Il ne fait aucun doute que les péchés ne peuvent être portés comme un fardeau, retirés des épaules d'un être pour les faire reposer sur celles d'un autre. Mais ces cérémonies ont un caractère symbolique et servent à inculquer au peuple une certaine idée et à les inciter au repentir – comme pour dire : « Nous nous sommes libérés de nos actes passés, nous les avons rejetés et nous les avons éloignés autant que possible. »1

L'expiation exige un rituel, une représentation théâtrale de l'effacement du péché et de l'effacement du passé. C'est clair. Pourtant, Maïmonide n’explique pas pourquoi Yom Kippour exigeait un rite qui n’était pas utilisé les autres jours de l’année où l’on apportait des sacrifices pour le péché ou la culpabilité. Pourquoi le premier bouc, celui dont le sort « à l'Éternel » est tombé et qui a été offert en sacrifice pour le péché (Lévitique 16:9), n'est-il pas suffisant ?

La réponse réside dans le double caractère de ce jour. La Torah déclare :

Et ceci sera pour vous une loi perpétuelle: au septième mois, le dixième jour du mois, vous mortifierez vos personnes et ne ferez aucun ouvrage... Car en ce jour, on fera [yechaper] propitiation sur vous afin de [le-taher] vous purifier; vous serez purs de tous vos péchés devant l’Éternel.

Lévitique 16:29-30

Deux processus bien distincts étaient impliqués à Yom Kippour. Premièrement, il y avait la kapparah, l'expiation. C'est la fonction normale d'un sacrifice expiatoire. Deuxièmement, il y avait la taharah, la purification, une pratique normalement effectuée dans un contexte totalement différent, à savoir l'élimination de la touma, la souillure rituelle, qui pouvait provenir de diverses causes, parmi lesquelles le contact avec un cadavre, une maladie de peau ou des pertes nocturnes. L'expiation est liée à la culpabilité. La purification est liée à la contamination ou à la pollution. Ce sont généralement2 deux mondes distincts. Ils étaient réunis à Yom Kippour. Pourquoi ?

Comme nous l'avons vu dans la paracha Metzora, nous devons à des anthropologues comme Ruth Benedict la distinction entre la culture de la honte et celle de la culpabilité3. La honte est un phénomène social. C'est ce que nous ressentons lorsque nos méfaits sont exposés aux yeux d'autrui. Nous pouvons même l'éprouver simplement en imaginant que d'autres personnes voient ou savent ce que nous avons fait. La honte est le sentiment d'être découvert, et notre premier réflexe est de nous cacher. C'est ce qu'Adam et Ève ont fait dans le jardin d'Éden après avoir mangé le fruit défendu. Ils avaient honte de leur nudité et ils se sont cachés.

La culpabilité est un phénomène personnel. Elle n'a rien à voir avec ce que les autres diraient s'ils savaient ce que nous avons fait, mais tout à voir avec ce que nous nous disons à nous-mêmes. La culpabilité est la voix de la conscience, et elle est inéluctable. On peut éventuellement éviter la honte en se cachant ou en restant discret, mais on ne peut pas éviter la culpabilité. La culpabilité est la connaissance de soi.

Il existe une autre différence qui, une fois comprise, explique pourquoi le judaïsme est majoritairement une culture de la culpabilité plutôt que de la honte. La honte est rattachée à la personne. La culpabilité est rattachée à l'acte. Il est presque impossible de se débarrasser de la honte une fois que l’on a été publiquement déshonoré. C'est comme une tache indélébile sur la peau. C'est la marque de Caïn. Shakespeare fait s'exclamer Lady Macbeth après son crime : « Ces mains ne seront-elles jamais propres ? » Dans les cultures de la honte, les malfaiteurs ont tendance à se cacher, à s'exiler là où personne ne connaît leur passé, ou à se suicider. Les dramaturges de ces cultures font mourir ces personnages, car il n'y a pas de rédemption possible.

La culpabilité établit une distinction claire entre l'acte répréhensible et son auteur. L'acte était répréhensible, mais son auteur demeure, en principe, intact. C'est pourquoi la culpabilité peut être effacée, « expiée », par la confession, le remords et la restitution. « Haïssez le péché, mais pas le pécheur » est l'axiome fondamental d'une culture de la culpabilité.

Normalement, les sacrifices pour le péché et pour la culpabilité, comme leur nom l'indique, concernent la culpabilité. Ils expient. Mais Yom Kippour ne concerne pas seulement nos péchés individuels. Il les confronte également en tant que communauté, liée par une responsabilité mutuelle. Autrement dit, il aborde la dimension sociale et personnelle du mal. Yom Kippour traite autant de la honte que de la culpabilité. Il doit donc y avoir purification (élimination de la tache) en plus de l'expiation.

La psychologie de la honte est bien différente de celle de la culpabilité. Nous pouvons nous libérer de notre culpabilité en obtenant le pardon – et le pardon ne peut être accordé que par l'objet de notre faute. C’est pourquoi Yom Kippour n'expiera que les péchés commis contre Dieu. Même Dieu ne peut – logiquement pas – pardonner les péchés commis contre nos semblables tant qu'ils ne nous ont pas pardonnés.

La honte ne peut être effacée par le pardon. La victime de notre crime nous a peut-être pardonné, mais nous nous sentons toujours souillés par la conscience que notre nom a été déshonoré, notre réputation entachée, notre position affaiblie. Nous ressentons encore la stigmatisation, le déshonneur, la dégradation. C'est pourquoi une cérémonie d'une puissance et d'un réalisme immenses doit avoir lieu, au cours de laquelle le peuple peut ressentir et voir symboliquement leurs péchés emportés dans le désert, dans un no man's land. Une cérémonie similaire a lieu lors de la purification d'un lépreux. Le prêtre prenait deux oiseaux, en tuait un, puis libérait l'autre pour qu'il s'envole à travers champs (Lévitique 14:4-7). Encore une fois, l'acte était un acte de purification et non d'expiation, et avait à voir avec la honte et non avec la culpabilité.

Le judaïsme est une religion d'espoir, et ses grands rituels de repentance et d'expiation participent de cet espoir. Nous ne sommes pas condamnés à vivre éternellement avec les erreurs de notre passé, c’est la grande différence entre une culture de la culpabilité et une culture de la honte. Mais le judaïsme reconnaît aussi l'existence de la honte. D'où le rituel élaboré du bouc émissaire qui semblait emporter la touma, la souillure qui est la marque de la honte. Cela ne pouvait se faire que le jour de Yom Kippour, car c'était le seul jour de l'année où chacun participait, au moins indirectement, au processus de confession, de repentance, d'expiation et de purification. Lorsqu'une société entière confesse sa culpabilité, les individus peuvent être libérés de la honte.

1

Le Guide des égarés, III:46.

2

Il y avait cependant des exceptions. Un lépreux – ou plus précisément quelqu'un souffrant de la maladie de peau connue dans la Torah sous le nom de tsara'at – devait apporter un sacrifice de culpabilité [asham] en plus de se soumettre aux rites de purification (Lévitique 14:12-20).

3

Ruth Benedict, Le chrysanthème et l'épée, (Boston : Houghton Mifflin) 1946.


Série : Essais sur l’éthique

Livre : C- Vayikra

Parasha : Acharei Mot, Lévitique 16:1 - 18:30

Page d’origine : The Scapegoat

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