L'économie de la liberté
paracha : Behar, Lévitique 25:1 - 26:2
Texte traduit par Laurent Beyer.
Le best-seller le plus surprenant de 2014 a été Le Capital au XXIe siècle1 de l'économiste français Thomas Piketty – un essai dense de 700 pages sur la théorie économique, soutenu par des recherches statistiques massives – qui n'est pas le genre habituel de succès littéraires fulgurants.
Son attrait réside en grande partie dans la manière dont il documente le phénomène qui transforme les sociétés du monde entier : dans l’économie mondiale actuelle, les inégalités se creusent rapidement. Entre 1979 et 2013, aux États-Unis, le 1 % le plus riche a vu ses revenus augmenter de plus de 240 %, tandis que le cinquième le plus pauvre n’a enregistré qu’une hausse de 10 %2. Plus frappante encore est la différence entre les revenus du capital provenant d’actifs, tels que l’immobilier, les actions et les obligations : le 1 % le plus riche a enregistré une croissance de 300 %, tandis que le cinquième le plus pauvre a subi une baisse de 60 %. À l’échelle mondiale, la richesse combinée des 85 individus les plus riches équivaut à celle des 3,5 milliards de personnes les plus pauvres, soit la moitié de la population mondiale3.
Piketty a contribué à expliquer ce phénomène. L’économie de marché, affirme-t-il, tend à nous rendre à la fois plus et moins égaux. Plus égaux, parce qu’elle diffuse l’éducation, le savoir et les compétences plus largement que par le passé, mais moins égaux, parce qu’au fil du temps, en particulier dans les économies matures, le taux de rendement du capital tend à dépasser le taux de croissance des revenus et de la production. Ceux qui possèdent des actifs s'enrichissent plus rapidement que ceux qui dépendent entièrement des revenus de leur travail. L'accroissement des inégalités, dit-il, « est potentiellement une menace pour les sociétés démocratiques et les valeurs de justice sociale sur lesquelles elles reposent ».
Il s'agit du dernier chapitre d'une histoire très ancienne. Isaiah Berlin soulignait que toutes les valeurs ne peuvent coexister – en l'occurrence, la liberté et l'égalité4. On peut avoir l'une ou l'autre, mais pas les deux : plus il y a de liberté économique, moins il y a d'égalité ; plus il y a d'égalité, moins il y a de liberté. Tel était le conflit clé de la guerre froide, entre le capitalisme et le communisme. Le communisme a perdu la bataille. Dans les années 1980, Ronald Reagan, aux États-Unis, et Margaret Thatcher, en Grande-Bretagne, ont libéralisé les marchés. À la fin de la décennie, l'Union soviétique s’est effondrée. Mais la liberté économique sans entraves engendre son propre mécontentement, et le livre de Piketty en est un parmi tant d'autres.
Tout cela fait de la législation sociale de la paracha Behar un texte d'actualité, car la Torah s'intéresse profondément, non seulement à l'économie, mais aussi aux questions morales et humaines les plus fondamentales. Quel type de société recherchons-nous ? Quel ordre social rend le mieux justice à la dignité humaine et aux liens fragiles qui nous unissent les uns aux autres et à Dieu ?
Ce qui distingue le judaïsme, c'est son engagement en faveur de la liberté et de l'égalité, tout en reconnaissant la tension qui les unit. Les premiers chapitres de la Genèse décrivent les conséquences du don divin de la liberté individuelle aux humains. Mais, en tant qu'animaux sociaux, nous avons également besoin de liberté collective. D'où l'importance des premiers chapitres de l’Exode, qui présentent l'Égypte comme un exemple de société privant les gens de liberté, asservissant les populations et soumettant le plus grand nombre à la volonté d'un petit nombre. À maintes reprises, la Torah explique ses lois comme des moyens de préserver la liberté, rappelant ce que signifiait, en Égypte, la privation de liberté.
La Torah s'engage également à l'égale dignité des êtres humains à l'image et sous la souveraineté de Dieu. Cette quête d'égalité n'était pas pleinement réalisée à l'époque biblique. Il existait des hiérarchies dans l'Israël antique. Tout le monde ne pouvait pas être roi ; tout le monde n'était pas prêtre. Mais le judaïsme n'avait pas de système de classes. Il n'avait pas l'équivalent de la division de la société platonicienne en hommes d'or, d'argent et de bronze ni de la croyance aristotélicienne selon laquelle certains sont nés pour gouverner, d'autres pour être gouvernés. Dans la communauté de l'alliance envisagée par la Torah, nous sommes tous enfants de Dieu, tous précieux à ses yeux, chacun ayant sa contribution au bien commun.
L'idée fondamentale de la paracha Behar est précisément celle réaffirmée par Piketty : les inégalités économiques ont tendance à s'accroître avec le temps, ce qui peut également entraîner une perte de liberté. Des personnes peuvent devenir esclaves sous le poids des dettes. À l’époque biblique, cela pouvait impliquer de se vendre littéralement comme esclave, seul moyen de se nourrir et de se loger. Des familles pouvaient être contraintes de vendre leurs terres, leur héritage ancestral depuis l'époque de Moïse. Il en résulterait une société dans laquelle, au fil du temps, quelques-uns deviendraient de grands propriétaires terriens, tandis que beaucoup se retrouveraient sans terre et appauvris.
La solution de la Torah, exposée dans Behar, consiste en une restauration périodique des libertés fondamentales du peuple. Tous les sept ans, les dettes devaient être annulées et les esclaves israélites libérés. Après sept cycles sabbatiques, l'année du Jubilé devait être celle où, à quelques exceptions près, les terres ancestrales étaient restituées à leurs propriétaires d'origine. La Cloche de la Liberté de Philadelphie est gravée des célèbres paroles du commandement du Jubilé, dans la traduction du roi James :
« Proclamez la liberté sur tout le territoire, à tous ses habitants. »
Cette vision reste si pertinente que le mouvement international pour l’allègement de la dette des pays en développement d’ici l’an 2000 a été appelé Jubilé 2000 , une référence explicite aux principes énoncés dans notre paracha.
Trois points méritent d'être soulignés concernant le programme social et économique de la Torah.
Premièrement, il se préoccupe davantage de la liberté humaine que d'une focalisation étroite sur l'égalité économique. Perdre ses terres ou s'endetter constitue une réelle entrave à la liberté5. L'idée d'indépendance, « chacun sous sa vigne et son figuier », comme le dit le prophète Michée, est fondamentale pour la compréhension juive de la dimension morale de l'économie (Michée 4:4). Nous prions dans la prière de grâce après les repas : « Ne nous rends pas dépendants des dons ou des prêts d’autrui… afin que nous ne soyons ni honteux ni humiliés. » Perdre son indépendance et être contraint de dépendre de la bonne volonté d’autrui est profondément dégradant. C’est pourquoi les dispositions de Behar ne visent pas l’égalité, mais le rétablissement de la capacité des individus à gagner leur vie en tant qu’agents libres et indépendants.
Ensuite, il soustrait tout ce système aux législateurs humains. Il repose sur deux idées fondamentales concernant le capital et le travail. Premièrement, la terre appartient à Dieu :
« Et la terre ne sera pas vendue à perpétuité, car elle est à moi. Vous êtes des étrangers et des visiteurs pour moi. »
Deuxièmement, la même chose s’applique aux personnes :
« Car ils [les Israélites] sont mes serviteurs, que j’ai fait sortir d’Égypte ; ils ne peuvent être vendus comme esclaves. »
Cela signifie que les libertés individuelles et économiques ne sont pas sujettes à négociation politique. Ce sont des droits inaliénables, donnés par Dieu. C'est ce qui sous-tendait la référence de John F. Kennedy, dans son discours d'investiture présidentielle de 1961, aux « croyances révolutionnaires pour lesquelles nos ancêtres se sont battus », à savoir « la conviction que les droits de l'homme ne viennent pas de la générosité de l'État, mais de la main de Dieu ».
Troisièmement, elle nous apprend que l'économie est, et doit rester, une discipline basée sur des fondations morales. Ce qui importe à la Torah, ce ne sont pas seulement des indicateurs techniques, comme le taux de croissance ou les normes absolues de richesse, mais la qualité et la texture des relations : l'indépendance et le sens de la dignité des individus, la manière dont le système permet aux individus de se relever des épreuves, et la mesure dans laquelle il permet aux membres d'une société de vivre la vérité selon laquelle « si vous mangez du fruit de votre travail, vous serez heureux et vous vous porterez bien. » (Psaumes 128:2).
Dans aucun autre domaine intellectuel, les Juifs n'ont été aussi dominants. Ils ont remporté 41 % des prix Nobel d'économie6. Ils ont développé certaines des plus grandes idées du domaine : la théorie de l'avantage comparatif de David Ricardo, la théorie des jeux de John von Neumann (dont le développement a valu au professeur Robert Aumann un prix Nobel), la théorie monétaire de Milton Friedman, l'extension de la théorie économique à la dynamique familiale par Gary Becker, la théorie de l'économie comportementale de Daniel Kahneman et Amos Tversky, et bien d'autres. Ce n’était pas toujours le cas, mais, bien souvent, une dimension morale transparaissait dans leur travail. Il y a quelque chose d'impressionnant, voire de spirituel, dans le fait que les Juifs aient cherché à créer – ici-bas, sur terre, et non au paradis dans l'au-delà – des systèmes qui cherchent à maximiser la liberté et la créativité humaines. Et les fondements en sont dans notre paracha, dont les paroles anciennes nous inspirent encore.
Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, traduction : Arthur Goldhammer, Belknap Press de Harvard University Press, 2014.
Isaiah Berlin, « Deux concepts de liberté », dans Four Essays on Liberty, Oxford University Press, 1969.
C’est l’argument avancé par l’économiste Amartya Sen, lauréat du prix Nobel, dans son livre, Development as Freedom , Oxford Paperbacks, 2001.
Voir http://en.wikipedia.org/wiki/List_of_Jewish_Nobel_laureates.
Série : Essais sur l’éthique
Livre : C- Vayikra
paracha : Behar, Lévitique 25:1 - 26:2
Page d’origine : The Economics of Liberty
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