Sagesse de Rabbi Sacks
Sagesse, de Rabbi Sacks
Gérer la colère (‘Houkat)
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Gérer la colère (‘Houkat)

La colère peut nous coûter ce que nous avons de plus précieux. Rabbi Sacks montre que rester calme, c’est parfois l’acte le plus puissant d’un leader.

Gérer la colère

Paracha : ‘Houkat, Nombres 19:1 - 22:1

Texte traduit par Laurent Beyer.

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Le Talmud dit « Certains acquièrent leur monde en une heure, tandis que d'autres le perdent en une heure ». Aucun exemple n’est plus saisissant ni plus déroutant que l’épisode célèbre de cette semaine. Le peuple demande de l’eau. Dieu dit à Moïse de prendre un bâton, de parler au rocher, et l’eau en jaillira. Voici ce qui suit :

Puis Moïse et Aaron convoquèrent l’assemblée devant le rocher, et il leur dit:"Or, écoutez, ô rebelles! Est-ce que de ce rocher nous pouvons faire sortir de l’eau pour vous?" Et Moïse leva la main, et il frappa le rocher de sa verge par deux fois; il en sortit de l’eau en abondance, et la communauté et ses bêtes en burent.

Mais l’Éternel dit à Moïse et à Aaron: "Puisque vous n’avez pas assez cru en moi pour me sanctifier aux yeux des enfants d’Israël, aussi ne conduirez-vous point ce peuple dans le pays que je leur ai donné."

Nombres 20:10-12

« Est-ce là la Torah et sa récompense ? » sommes-nous tentés de dire. Quel péché Moïse a-t-il commis pour mériter un tel châtiment ? J'ai déjà exprimé mon point de vue : Moïse n'a pas péché et n'a pas été puni. Il s’agissait simplement du fait que chaque génération a besoin de ses propres dirigeants. Moïse était, et de loin, le seul capable de faire sortir les Israélites d’Égypte. Mais une autre génération avait besoin d’un autre type de leader et d’un style de leadership différent pour entrer en Terre Promise.

Mais dans le cadre de cette série consacrée à l’éthique biblique, il convient de considérer une autre explication : celle de Maïmonide dans les Huit chapitres (Shemonah Perakim), introduction à son commentaire sur la Mishna du traité Avot (Les Maximes des Pères).

Au fil de ces chapitres, Maïmonide développe une approche étonnamment moderne du judaïsme comme école d’intelligence émotionnelle1. Des émotions saines sont essentielles à une vie heureuse et épanouissante, mais notre tempérament ne relève pas du choix. Certaines personnes sont simplement plus patientes, plus calmes, plus généreuses ou plus optimistes que d'autres. Les émotions étaient autrefois appelées « passions », un mot qui a la même racine que « passif », ce qui implique qu'il s'agit de sentiments qui nous arrivent plutôt que de réactions que nous choisissons. Pourtant, Maïmonide croyait qu’avec un entraînement suffisant, il était possible de surmonter nos émotions destructrices et de réorienter notre vie affective.

En général, Maïmonide, comme Aristote, croyait que l'intelligence émotionnelle réside dans l'équilibre entre excès et manque, trop et trop peu. Trop de peur fait de moi un lâche, mais pas assez de peur me rend imprudent. Le juste milieu, c’est le courage. Il existe cependant deux exceptions, dit Maïmonide : la fierté et la colère. Même un minimum de fierté (certains Sages parlaient d’« un huitième de huitième ») est excessif. Et même une légère colère est fautive.

Selon Maïmonide, c’est pour cette raison que Moïse fut puni, car il s’était emporté contre le peuple en disant : « Écoutez, rebelles. » Certes, il y eut d’autres épisodes où il s’emporta. Ou du moins, il sembla le faire. Sa réaction au péché du Veau d’or, qui incluait la destruction des Deux Tables, n’était ni paisible ni détendue. Mais la situation était alors différente : les Israélites avaient commis une faute. Dieu menaçait de les anéantir. Moïse devait agir avec force pour rétablir l’ordre.

Ici, en revanche, le peuple n'avait pas péché. Il avait simplement soif. Il demandait de l’eau. Dieu n'était pas en colère contre lui. L’excès de colère de Moïse était donc injustifié, dit Maïmonide. Bien sûr, la colère nous guette tous. Mais Moïse était un leader, et un leader se doit d'être un modèle. C’est pourquoi sa faute fut si sévèrement punie, alors qu’elle aurait pu l’être bien moins si elle avait été commise par un homme ordinaire.

En outre, dit Maïmonide, en se laissant emporter, Moïse manqua de respect envers le peuple et risquait de le démoraliser. Sachant que Moïse était l'émissaire de Dieu, le peuple aurait pu conclure que, si Moïse était en colère contre eux, Dieu l'était aussi. Pourtant, ils n'avaient fait que demander de l'eau. Donner au peuple l'impression que Dieu était en colère contre eux était un échec à sanctifier son Nom. Ainsi, un seul instant de colère a suffi à priver Moïse de la récompense qui lui était certainement la plus précieuse : mener son peuple en Terre Promise.

Les Sages critiquaient ouvertement la colère. Ils auraient sûrement approuvé le concept moderne de la gestion de la colère. Ils la détestaient profondément, réservant leurs mots les plus durs à ce sujet.

« La vie de ceux qui ne peuvent contrôler leur colère n'est pas une vie », disaient-ils. (Pessa'him 113b)

Reish Lakish a dit : « Lorsqu'une personne se met en colère, si elle est un sage, sa sagesse s'éloigne de lui ; si elle est un prophète, sa prophétie s'éloigne de lui. » (Pessa'him 66b)

Maïmonide disait que lorsque quelqu'un se met en colère, c'est comme s'il devenait un idolâtre (Hilchot Deot 2:3).

Le danger de la colère réside dans sa perte de contrôle. Elle active la partie la plus primitive du cerveau humain, contournant les circuits neuronaux que nous utilisons pour réfléchir et pour faire des choix rationnels. Sous l’emprise de la colère, nous perdons notre capacité de recul et de jugement. Et nous risquons de dire ou faire des choses que nous regretterons le reste de notre vie.

C’est pourquoi Maïmonide tranche : il n’y a pas de « juste milieu » face à la colère (Hilchot Deot 2:3). Il faut l’éviter en toute circonstance. Il faut aller à l’extrême opposé. Même lorsqu’elle semble justifiée, il faut l’éviter. Il peut y avoir des moments où il est nécessaire de paraître en colère, comme Moïse l’a fait au moment du veau d’or en brisant les tables. Mais même dans ces cas, dit Maïmonide, intérieurement, on doit rester calme.

Le Or'hot Tzaddikim (un commentateur du XVe siècle) note que la colère détruit les relations personnelles2. Les personnes colériques effraient les autres, qui évitent de les approcher. La colère chasse les émotions positives : pardon, compassion, empathie et sensibilité. Il en résulte que les personnes colériques finissent seules, rejetées et déçues. Les personnes colériques ne réussissent rien d'autre que leur mauvaise humeur (Kiddouchin 40b). Elles perdent tout le reste.

Hillel était le modèle classique de la patience face à la provocation. Le Talmud raconte que deux personnes firent un pari l'une contre l'autre : « Quiconque mettra Hillel en colère recevra quatre cents zuz ». L'une dit : « J'irai le provoquer ». C'était la veille de Shabbat et Hillel se lavait les cheveux. L'homme se tenait à la porte de sa maison et cria : « Hillel est-il là ? Hillel est-il là ? » Hillel revêtit sa robe et sortit en disant : « Mon fils, que cherches-tu ? »

« J’ai une question à poser », dit-il.

« Demande, mon fils », répondit Hillel.

Il dit : « Pourquoi les têtes des Babyloniens sont-elles rondes ? »

« Mon fils, tu poses une bonne question », dit Hillel. « La raison est qu'ils n'ont pas de sages-femmes compétentes. »

L'homme partit, marqua une pause, puis revint en criant : « Hillel est-il là ? Hillel est-il là ? »

Hillel abandonna de nouveau son bain, s’habilla et sortit en disant : « Mon fils, que cherches-tu ? »

« J’ai une autre question. »

« Demande, mon fils. »

« Pourquoi les yeux des Palmyréens sont-ils troubles ? »

Hillel répondit : « Mon fils, tu poses une bonne question. C'est parce qu'ils vivent dans des régions sablonneuses. »

Il partit, attendit, puis revint une troisième fois en appelant : « Hillel est-il là ? » Hillel est-il là ? »

Hillel s'habilla de nouveau et sortit en disant : « Mon fils, que cherches-tu ? »

« J’ai une autre question. »

« Demande, mon fils. »

« Pourquoi les pieds des Africains sont-ils larges ? »

« Mon fils, tu poses une bonne question. C'est parce qu'ils vivent dans des marécages. »

« J’ai beaucoup de questions à poser », dit l’homme, « mais j’ai peur que vous vous mettiez en colère. »

Hillel s’assit alors et demanda : « Pose toutes les questions que tu as à poser. »

« Es-tu le Hillel qu’on appelle le nassi [chef, prince] d’Israël ? »

« Oui », a répondu Hillel.

« Dans ce cas, dit l’homme, qu’il n’y en ait pas beaucoup comme toi en Israël. »

« Pourquoi donc, mon fils ? » demanda-t-il.

« Parce que je viens de perdre quatre cents zuz à cause de toi ! »

« Prends garde à ton humeur », dit Hillel. « Tu pourrais perdre 400 zuz, puis encore 400, mais Hillel ne se mettra pas en colère. »

(Shabbat 30b-31a)

C'est cette qualité de patience face à la provocation qui fut l'un des facteurs, selon le Talmud (Erouvin 13b), qui fit que la halakha fut tranchée presque toujours selon l’école de Hillel plutôt que celle de Shammaï.

La meilleure façon de vaincre la colère est de faire une pause, de s'arrêter, de réfléchir, de s'abstenir, de compter jusqu'à dix et de respirer profondément. Si nécessaire, quittez la pièce, allez vous promener, méditez ou évacuez vos émotions toxiques seul. On raconte qu'un des Rabbins de Loubavitch, chaque fois qu'il se sentait en colère, prenait le Choul'han Aroukh pour voir si la colère était permise dans les circonstances. À la fin de son étude, sa colère avait disparu.

La vie morale est celle où nous luttons contre la colère, sans jamais la laisser gagner. Le verdict du judaïsme est simple : soit nous dominons la colère, soit elle nous dominera.

1

Le terme a été introduit par Peter Salovey et John Mayer. Voir Peter Salovey, Marc A. Brackett et John D. Mayer, Emotional Intelligence: Key Readings on the Mayer and Salovey Model (Port Chester, NY : Dude Pub., 2004), popularisé par la suite par Daniel Goleman, notamment dans son ouvrage Emotional Intelligence (New York : Bantam, 1995).

2

Orchot Tzaddikim, Shaar Kaas, « La porte de la colère ».


Série : Essais sur l’éthique

Livre : D- Bamidbar

Paracha : ‘Houkat, Nombres 19:1 - 22:1

Page d’origine : Anger Management

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