Quand la vérité est sacrifiée pour le pouvoir
Paracha : Korach, Nombres 16:1 - 18:32
Texte traduit par Laurent Beyer.
Qu'y avait-il de mal dans les actions de Kora’h et de ses compagnons rebelles ? À première vue, leurs propos étaient à la fois vrais et fondés sur des principes.
S’étant attroupés autour de Moïse et d’Aaron, ils leur dirent: "C’en est trop de votre part! Toute la communauté, oui, tous sont des saints, et au milieu d’eux est le Seigneur; pourquoi donc vous érigez-vous en chefs de l’assemblée du Seigneur?"
Ils avaient raison. Dieu avait appelé le peuple à devenir « un royaume de prêtres et une nation sainte » (Exode 19:6), c'est-à-dire un royaume où chaque membre était en un sens prêtre, et une nation où chacun était saint. Moïse lui-même avait dit : « Plût au Ciel que tout le peuple de Dieu se composât de prophètes, que l’Éternel fit reposer son esprit sur eux ! » (Nombres 11:29). Ce sont là des sentiments radicalement égalitaires. Alors, pourquoi existait-il une hiérarchie, avec Moïse comme chef et Aaron comme grand prêtre ?
Ce qui n’allait pas dans la déclaration de Kora'h, c’est que, dès le début, son hypocrisie était évidente. Il y avait un décalage manifeste entre ce qu'il prétendait vouloir et ce qu'il recherchait réellement. Kora'h ne recherchait pas une société où tous seraient identiques et tous seraient prêtres. Il n'était pas, comme il le laissait entendre, un anarchiste utopique cherchant à abolir la hiérarchie. En réalité, il tentait de s’emparer du pouvoir. Comme l'indiqueront les paroles ultérieures de Moïse, il voulait devenir lui-même Grand Prêtre. Cousin de Moïse et d'Aaron, fils d'Yitzhar, frère d'Amram, le père de Moïse et d'Aaron, il trouvait donc injuste que les deux postes de direction soient attribués à une seule famille au sein du clan. Il disait vouloir l'égalité. En réalité, il voulait le pouvoir.
Telle était la position de Kora'h le Lévite. Mais la situation était plus complexe. Deux autres groupes étaient impliqués : les Rubénites, Datham et Aviram, formaient l’un, et « deux cent cinquante des enfants d’Israël, princes de la communauté, membres des réunions, personnages notables », formaient l’autre (Nombres 16:2). Eux aussi avaient leurs griefs. Les Rubénites étaient contrariés de ne pas avoir de rôles de direction particuliers, en tant que descendants du premier-né de Jacob. Et, selon Ibn Ezra, les 250 « princes de la communauté » étaient mécontents qu’après le Veau d’or, la direction soit passée des premiers-nés de chaque tribu à la seule tribu de Lévi.
C'était une alliance impie, vouée à l'échec, car leurs revendications étaient contradictoires. Si Kora'h avait réalisé son objectif de devenir grand prêtre, les Rubénites et les hommes de haut rang auraient été déçus. Si les Rubénites avaient gagné, Kora'h et les hommes de haut rang auraient été déçus. Si les hommes de haut rang avaient réalisé leur ambition, Kora'h et les Rubénites seraient restés insatisfaits. La séquence narrative désordonnée et fragmentée de ce chapitre est un exemple de style reflétant le fond. Il s'agissait d'une rébellion désordonnée et confuse dont les protagonistes n'étaient unis que par leur désir de renverser le pouvoir en place.
Rien de tout cela, cependant, ne déstabilisa Moïse. Ce qui le frustra était tout autre : les paroles de Datan et d’Aviram :
« Est-ce peu que tu nous aies fait sortir d’un pays ruisselant de lait et de miel, pour nous faire mourir dans ce désert, sans prétendre encore t’ériger en maître sur nous ! Certes, ce n’est pas dans un pays abondant en lait et en miel que tu nous as conduits; ce ne sont ni champs ni vignes dont tu nous as procuré l’héritage! Crèveras-tu les yeux à ces hommes?... Nous n’irons point. »
Leur mensonge flagrant — prétendre que l’Égypte, où les Israélites étaient esclaves et avaient crié à Dieu pour être libérés, était « un pays ruisselant de lait et de miel » — constituait le cœur du problème pour Moïse.
Que se passe-t-il ici ? Les Sages l'ont défini dans l'une de leurs plus célèbres déclarations :
Toute controverse qui a pour but d’exalter le Nom céleste finira par perdurer; mais celle qui n’a point pour but le Nom céleste ne perdurera pas. Quel est l’exemple d’une controverse qui a pour but le Nom céleste ? C’est celui de la controverse entre Hillel et Chamaï. Et celui d’une controverse qui n’a pas pour but le Nom céleste ? C’est celui de la querelle menée par Kora'h avec ses partisans.
Les rabbins n’ont pas conclu de la révolte de Kora’h que l’argumentation était mauvaise, ou que les dirigeants méritaient une obéissance aveugle, ou que la valeur suprême du judaïsme devait être — comme dans certaines religions — la soumission. Au contraire : la discussion est le souffle vital du judaïsme, à condition qu'elle soit bien motivée et constructive dans ses objectifs.
Le judaïsme est un phénomène unique : une civilisation dont tous les textes canoniques sont des anthologies de débats. Dans le Tanakh, les héros de la foi – Abraham, Moïse, Jérémie, Job – argumentent avec Dieu. Le Midrash repose sur le principe qu’il existe « soixante-dix facettes » – soixante-dix interprétations légitimes – de la Torah. La Mishna est largement construite sur le modèle « Rabbi X dit ceci, Rabbi Y dit cela ». Le Talmud, loin de trancher ces débats, les approfondit souvent. La controverse dans le judaïsme est une activité sacrée : le dialogue intérieur permanent du peuple juif autour de son destin et de sa foi.
Qu’est-ce qui différenciait l’argumentation de Kora'h et de ses partisans de celles des écoles de Hillel et de Shammaï ? Rabbénou Yona donne une réponse simple. Un débat pour l’amour du Ciel est une argumentation qui porte sur la vérité. Un débat qui n'est pas pour l’amour du Ciel est une argumentation qui porte sur le pouvoir. La différence est immense. Dans une lutte pour le pouvoir, si je perds, je perds. Mais si je gagne, je perds aussi, car en diminuant mes adversaires, je me diminue moi-même. Si j'argumente pour la vérité, alors si je gagne, je gagne. Mais si je perds, je gagne aussi, car être vaincu par la vérité est la seule défaite qui soit aussi une victoire. Je suis élargi. J'apprends quelque chose que j'ignorais auparavant.
Moïse ne pouvait obtenir de meilleure confirmation que le miracle qu’il demanda et qui lui fut accordé : que la terre s’ouvre et engloutisse ses adversaires. Et pourtant, cela ne mit pas fin à la révolte ; au contraire, cela diminua le respect que le peuple avait pour Moïse :
Toute la communauté des enfants d’Israël murmura, le lendemain, contre Moïse et Aaron, en disant: "C’est vous qui avez tué le peuple de l’Éternel!"
Le fait que Moïse ait dû recourir à la force était en soi le signe qu'il avait été rabaissé au rang des rebelles. Voilà ce qui arrive lorsque c'est le pouvoir, et non la vérité, qui est en jeu.
L’un des héritages du marxisme, que l’on retrouve dans des courants comme le postmodernisme et le postcolonialisme, est l'idée qu'il n'existe pas de vérité : il n’y a que le pouvoir. Le « discours » dominant dans une société représente, non pas la réalité actuelle, mais ce que le pouvoir en place (l'hégémon) veut faire croire. Toute réalité serait une construction sociale servant les intérêts d’un groupe. Le résultat est une « herméneutique du soupçon », où l’on n’écoute plus ce que dit autrui, mais on s’interroge sur les intérêts qu’il défend. La vérité, disent-ils, ne serait qu’un masque dissimulant la quête de pouvoir. Pour renverser une puissance coloniale, il faut inventer son propre « discours », sa propre « narration », peu importe qu’elle soit vraie ou fausse — seul compte le fait que les gens y croient.
C'est ce qui se passe actuellement dans la campagne contre Israël sur les campus du monde entier, d’abord avec le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement et Sanctions)1, puis depuis le 7 octobre 2023 avec les accusations de peuple criminel. Comme la rébellion de Kora'h, elle rassemble des personnes qui n'ont rien d'autre en commun. Certains appartiennent à l'extrême gauche, quelques-uns à l'extrême droite ; certains sont altermondialistes, tandis que d'autres sont sincèrement préoccupés par le sort des Palestiniens. Mais à l'origine de tout cela, on trouve ceux qui, pour des raisons théologiques et politiques, s’opposent à l’existence d’Israël, quelle qu’en soit la frontière, et s’opposent tout autant à la démocratie, à la liberté d’expression, à la liberté de religion, aux droits humains et à la sacralité de la vie. Ce qu’ils partagent, c’est un refus d’accorder aux partisans d’Israël un droit de réponse équitable — bafouant ainsi le principe fondamental de justice, exprimé en droit romain par la maxime Audi alteram partem : « Écoutez l'autre partie ».
Les mensonges flagrants qu’ils répandent parfois (qu’Israël ne serait pas le berceau du peuple juif, qu’il n’y aurait jamais eu de Temple à Jérusalem, qu’Israël serait une puissance « coloniale », un corps étranger au Moyen-Orient) rivalisent avec les déclarations de Dathan et Abiram selon lesquelles l’Égypte était un pays ruisselant de lait et de miel, et que Moïse les avait fait sortir uniquement pour les faire mourir dans le désert. Pourquoi se soucier de la vérité, quand seul le pouvoir compte ? Ainsi, l’esprit de Kora’h perdure.
Tout cela est profondément regrettable, car cela va à l'encontre du principe fondamental de l'université comme lieu de recherche collaborative de la vérité. Cela ne sert pas non plus la cause de la paix au Moyen-Orient, ni l’avenir des Palestiniens, ni la liberté, à la démocratie, à la liberté religieuse et aux droits de l'homme. Des enjeux réels et importants sont en jeu, qui doivent être abordés avec honnêteté et courage des deux côtés. On n'obtient rien en sacrifiant la vérité à la quête du pouvoir – c’est le chemin de Kora’h, à travers les âges.
Rappel du contexte : cet article a été écrit par le rabbin Sacks en 2015, même si ses paroles intemporelles continuent de nous faire réfléchir sur de tels mouvements et leur impact substantiel.
Série : Essais sur l’éthique
Livre : D- Bamidbar
Paracha : Korach, Nombres 16:1 - 18:32
Page d’origine : When Truth is Sacrificed to Power
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