Peut-il y avoir de la compassion sans justice ?
Parasha : Ki Tissa, Exode 30:11-34:35
Texte traduit par Laurent Beyer.
Au plus fort du drame du Veau d’or, une scène vive et énigmatique se déroule. Moïse a obtenu le pardon du peuple. Mais maintenant, sur le mont Sinaï, il en fait encore plus. Il demande à D.ieu d’être avec le peuple. Il lui demande de « m’enseigner tes voies » et de « me montrer ta gloire » (Exode 33:13, Exode 33:18). D.ieu répond :
« C'est Ma bonté toute entière que Je veux dérouler à ta vue, et, toi présent, Je nommerai de son vrai nom l'Éternel ; alors Je ferai grâce à qui Je devrai faire grâce et Je serai miséricorD.ieux pour qui Je devrai l'être.” Il ajouta : “Tu ne saurais voir Ma face ; car nul homme ne peut Me voir et vivre. »
D.ieu place alors Moïse dans une fente dans la paroi rocheuse, lui disant qu’il pourra « voir mon dos » mais pas son visage, et Moïse entend D.ieu dire ces paroles :
« D.ieu est l'Être éternel, tout puissant, clément, miséricorD.ieux, tardif à la colère, plein de bienveillance et d'équité ; il conserve sa faveur à la millième génération ; il supporte le crime, la rébellion, la faute, mais il ne les absout point. »
Ce passage est devenu connu sous le nom des « Treize attributs de la miséricorde de D.ieu ».
Les Sages ont compris cet épisode comme le moment où D.ieu a enseigné à Moïse, et à travers lui à toutes les générations futures, comment prier pour expier les péchés (Roch Hachana 17b). Moïse lui-même a utilisé ces mots avec de légères variations lors de la crise suivante, celle des explorateurs. Finalement, ils sont devenus la base des prières spéciales connues sous le nom de Selihot, prières de pénitence. C'était comme si D.ieu s'engageait à pardonner au pénitent de chaque génération par cette auto-définition1. D.ieu est compatissant et vit dans l'amour et le pardon. C'est un élément essentiel de la foi juive.
Mais il y a une mise en garde. D.ieu ajoute : « mais il ne les absout point. » Il y a une autre clause concernant le fait de punir les péchés des parents sur les enfants, qui demande une attention particulière mais ce n’est pas notre sujet ici. La mise en garde nous dit qu’il y a le pardon mais aussi la punition. Il y a la compassion mais aussi la justice.
Pourquoi cela ? Pourquoi faut-il qu'il y ait à la fois justice et compassion, punition et pardon ? Les Sages ont dit :
« Lorsque D.ieu a créé l’univers, il l’a fait sous l’attribut de la justice, mais il a ensuite vu que cet univers ne pouvait pas survivre. Qu’a-t-il fait ? Il a ajouté la compassion à la justice et a créé le monde. »
Voir Rashi sur Genèse 1:1.
Cette affirmation soulève la même question. Pourquoi D.ieu n’a-t-il pas complètement abandonné la justice ? Pourquoi le pardon seul ne suffit-il pas ?
Des recherches récentes et fascinantes dans des domaines aussi divers que la philosophie morale, la psychologie évolutionniste, la théorie des jeux ou l’éthique environnementale, nous apportent une réponse extraordinaire et inattendue.
Le meilleur point de départ est le célèbre article de Garrett Hardin, écrit en 1968, sur « la tragédie des biens communs »2. Il nous demande d’imaginer un bien sans propriétaire spécifique : par exemple un pâturage qui appartient à tout le monde (les biens communs), ou la mer et les poissons qu’elle contient. Ce bien fournit un moyen de subsistance à de nombreuses personnes, les agriculteurs ou les pêcheurs locaux. Mais il finit par attirer trop de gens. Il y a surexploitation et la ressource s’épuise. La terre risque de devenir infertile. Les poissons sont en danger d’extinction3.
Que se passe-t-il alors ? Le bien commun exige que chacun fasse preuve de retenue. Il doit limiter le nombre d’animaux qu’il laisse paître ou le nombre de poissons qu’il attrape. Mais certains sont tentés de ne pas le faire. Ils continuent à exploiter les pâturages ou à pêcher les poissons. Ils se justifient en se disant que le gain qu’ils en retirent est grand et que la perte des autres est minime, car elle est partagée par beaucoup. Leur intérêt personnel l’emporte sur l’intérêt collectif, et si un grand nombre d’individus agissent ainsi, alors les conséquences peuvent être désastreuses.
C'est la tragédie des biens communs, et elle explique comment les catastrophes environnementales et les autres désastres se produisent. Le problème est celui du passager clandestin, celui qui poursuit son propre intérêt sans assumer sa part du coût du bien commun. En raison de l'importance de ce type de situation pour de nombreuses difficultés contemporaines, ce problème a fait l’objet d’études intensives de la part de biologistes mathématiciens comme Anatol Rapoport et Martin Nowak, ainsi que d’économistes comportementaux comme Daniel Kahneman et Amos Tversky4.
L'une des choses qu'ils ont faites est de créer des situations expérimentales qui simulent ce genre de problème. Voici un exemple. Quatre joueurs reçoivent chacun 8 €. On leur dit qu'ils peuvent choisir d'investir comme ils le souhaitent dans un fonds commun. L'expérimentateur collecte les contributions, les additionne, ajoute 50 % (le gain que l'agriculteur ou le pêcheur aurait réalisé en utilisant les biens communs) et distribue la somme de manière égale aux quatre joueurs. Ainsi, si chacun contribue la totalité des 8 € au fonds, ils reçoivent chacun 12 € à la fin. Mais si l'un des joueurs ne contribue pas, le fonds totalisera 24 €, ce qui, une fois ajouté 50 %, deviendra 36 €. Distribué de manière égale, cela signifie que chacun recevra 9 €. Trois auront ainsi gagné 1 €, tandis que le quatrième, le passager clandestin, aura gagné 9 €.
Mais cette situation n’est pas stable. Au fur et à mesure que le jeu se répète, les participants commencent à se rendre compte qu’il y a parmi eux un opportuniste, même si l’expérience est structurée de telle sorte qu’ils ne savent pas de qui il s’agit. Deux choses se produisent alors : soit tout le monde cesse de contribuer au fonds (c’est-à-dire au bien commun), soit ils acceptent, si on leur en donne le choix, de punir l’opportuniste. Souvent, les gens sont désireux de le punir même si cela signifie qu’ils vont perdre. C’est un phénomène parfois appelé « punition altruiste ».
Certains ont relié les participants à des IRM pour voir quelles parties du cerveau sont activées par de tels jeux. Il est intéressant de noter que la punition altruiste est liée aux centres du plaisir dans le cerveau. Comme le dit Kahneman :
« Il semble que le maintien de l’ordre social et des règles d’équité de cette manière soit une récompense en soi. La punition altruiste pourrait bien être le ciment qui maintient les sociétés ensemble. »5
Cette situation n’est pas des plus réjouissantes. La punition est une mauvaise nouvelle pour tout le monde. Le délinquant souffre, mais aussi celui qui punit, qui doit consacrer du temps ou de l’argent alors qu’il pourrait l’utiliser autrement pour améliorer le résultat collectif. Et les études interculturelles montrent que ce sont surtout les personnes originaires de pays où l’avidité est répandue qui punissent le plus sévèrement, des pays où la corruption est la plus forte et où le civisme est le plus faible. En d’autres termes, la punition est la solution du dernier recours.
Cela nous amène à la religion. Toute une série d’expériences a mis en lumière le rôle de la pratique religieuse dans de telles circonstances. Des tests ont été réalisés dans lesquels les participants avaient la possibilité de tricher et de tirer profit de cette pratique. Si, sans aucun lien avec l’expérience en question, les participants étaient préparés à penser à des pensées religieuses – par exemple en leur montrant des mots relatifs à D.ieu ou en leur rappelant les Dix Commandements – ils tricheraient nettement moins6. Ce qui est particulièrement fascinant dans ces tests, c’est que les résultats ne montrent aucun rapport avec les croyances sous-jacentes des participants. Ce qui fait la différence, ce n’est pas le fait de croire en D.ieu, mais plutôt le fait qu’on leur rappelle D.ieu avant le test. C’est peut-être pour cela que la prière quotidienne et d’autres rituels réguliers sont si importants. Ce qui nous affecte dans les moments de tentation, ce n’est pas tant la croyance sous-jacente que le fait de prendre conscience de cette croyance.
Les expériences visant à tester l’impact de différentes façons de penser à D.ieu ont été beaucoup plus significatives. Pensons-nous principalement en termes de pardon divin ou de justice et de punition divines ? Certaines tendances au sein des grandes religions mettent l’accent sur l’une, d’autres sur l’autre. Il y a les prédicateurs du feu de l’enfer et ceux qui parlent de la petite voix douce de l’amour. Quelle est la plus efficace ?
Il va sans dire que, lorsque les sujets de l’expérience sont athées ou agnostiques, il n’y a aucune différence. Ils ne sont affectés ni par l’un ni par l’autre. Parmi les croyants, cependant, la différence est significative. Ceux qui croient en un D.ieu punitif trichent et volent moins que ceux qui croient en un D.ieu pardonnant. Des expériences ont ensuite été menées pour voir comment les croyants se comportent avec les profiteurs dans des situations d’intérêt général, comme celles décrites ci-dessus. Sont-ils prêts à pardonner, ou punissent-ils les profiteurs, même au prix de leurs propres efforts ? Ici, les résultats sont révélateurs. Les gens qui croient en un D.ieu punitif punissent moins les gens que ceux qui croient en un D.ieu pardonnant7. Comme le dit la Torah, ceux qui croient que D.ieu ne laisse pas les coupables impunis sont plus disposés à laisser la punition à D.ieu. Mais à l’inverse,ceux qui se concentrent sur le pardon divin sont plus susceptibles de pratiquer la rétribution humaine ou la vengeance.
Le même principe s’applique à l’ensemble des sociétés. Les expérimentateurs ont utilisé des termes qui n’étaient pas tout à fait pertinents au judaïsme : ils ont comparé les pays en termes de pourcentage de la population qui croyait au paradis et à l’enfer. « Les pays où les taux de croyance en l’enfer étaient les plus élevés et les plus bas au paradis avaient les taux de criminalité les plus bas. En revanche, les pays qui privilégiaient le paradis par rapport à l’enfer étaient les champions de la criminalité. Ces modèles ont persisté dans presque toutes les grandes confessions religieuses, y compris diverses religions chrétiennes, hindoues et syncrétiques qui sont un mélange de plusieurs systèmes de croyances. »8
Cette découverte a été si surprenante que les gens se sont demandé : dans ce cas, pourquoi existe-t-il des religions qui minimisent l’importance de la punition divine ? Azim Shariff a proposé l’explication suivante :
« Car même si l’enfer est peut-être plus efficace pour amener les gens à être bons, le paradis est bien plus efficace pour leur faire se sentir bien. » Ainsi, si une religion a pour objectif de faire des convertis, « il est beaucoup plus facile de vendre une religion qui promet un paradis divin qu’une religion qui menace les croyants de feu et de soufre. »9
Il est maintenant clair pourquoi, au moment même où il déclare sa compassion, sa grâce et son pardon, D.ieu insiste pour ne pas laisser les coupables impunis. Un monde sans justice divine serait un monde où il y aurait plus de ressentiment, de punition et de crime, et moins d’esprit civique et de pardon, même parmi les croyants religieux. Plus nous croyons que D.ieu punit les coupables, plus nous devenons indulgents. Moins nous croyons que D.ieu punit les coupables, plus nous devenons rancuniers et punitifs. C’est une vérité totalement contre-intuitive, mais qui nous permet finalement de voir la profonde sagesse de la Torah pour nous aider à créer une société humaine et compatissante.
Le Talmud, Roch Hachana 17b, indique que D.ieu a conclu une alliance sur la base de ces paroles, s’engageant à pardonner ceux qui, dans leur repentance, font appel à ces attributs. D’où leur rôle central dans les prières qui mènent à Roch Hachana et Yom Kippour, et au jour même de Yom Kippour.
Garrett Hardin, “The Tragedy of the Commons”, Vol. Science 162, 13 December 1968: no. 3859 pp. 1243-1248.
Bien avant Garrett Hardin, il y avait une ancienne histoire ‘Hassidique à propos d’un village où les gens furent sollicités afin de donner chacun une quantité de vin pour remplir un grand fût pour l’offrir au roi lors de sa prochaine visite au village. Chaque villageois a apporté secrètement sa contribution avec de l’eau seulement en lieu et place e du vin, se disant qu’une si petite dilution ne serait pas remarquée dans un si grand cadeau. Le roi est arrivé, les villageois se sont présentés avec le tonneau, il en a bu et a dit “ce n’est que de l’eau plate”. Je crois que plusieurs traditions ont la même histoire. C’est l’essence de la tragédie des biens communs.
Voir :
Robert Axelrod, The Evolution of Cooperation. New York: Basic, 1984.
Matt Ridley, The Origins of Virtue, Penguin, 1996.
Daniel Kahneman, Thinking, Fast and Slow, Allen Lane, 2011.
Martin Nowak and Roger Highfield, Super Cooperators: Evolution, Altruism and Human Behaviour or Why We Need Each Other to Succeed, Edinburgh: Canongate, 2011.
Kahneman, Thinking, Fast and Slow, 308.
Ara Norenzayan, Big Gods: How Religion Transformed Cooperation and Conflict, Princeton University Press, 2013, 34-35.
Ibid., 44-47.
Ibid., 46.
Ibid.
Série : Essais sur l’éthique
Livre : B- Shemot
Parasha : Ki Tissa, Exode 30:11-34:35
Page d’origine : Can there be Compassion Without Justice?
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