L’intégrité dans la vie publique
Parasha : Pekudei, Exode 38:21 - 40:38
Texte traduit par Laurent Beyer.
Il existe un verset si familier que, souvent, nous ne nous arrêtons pas pour réfléchir à sa signification. Il s'agit de la ligne du premier paragraphe du Shema :
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton me’od. »
Ce dernier mot est habituellement traduit par « force » ou « puissance ». Mais Rashi, suivant le Midrash et le Targum, le traduit par « avec toute ta richesse ».
Si tel est le cas, le verset semble incompréhensible, du moins dans l’ordre dans lequel il est écrit. Les Sages ont compris que « de toute ton âme » signifiait « de ta vie » si besoin était. Il y a des moments, heureusement très rares, où il nous est ordonné de renoncer à la vie elle-même plutôt que de commettre un péché ou un crime. Si tel est le cas, il va sans dire que nous devons aimer Dieu de toutes nos richesses, même si cela exige de grands sacrifices financiers. Pourtant, Rashi et les Sages disent que cette phrase s’applique à ceux « pour qui la richesse signifie plus que la vie elle-même ».
Bien sûr, la vie est plus importante que la richesse. Mais les Sages savaient aussi que, selon leurs propres termes, Adam bahul al mammono, c’est-à-dire que les gens font des choses étranges, hâtives, irréfléchies et irrationnelles quand l’argent est en jeu (Shabbat 117 b). Le gain financier peut être une grande tentation, nous poussant à des actes qui nuisent aux autres et, en fin de compte, à nous-mêmes. Ainsi, lorsqu’il s’agit de questions financières et en particulier lorsque des fonds publics sont en jeu, il ne doit y avoir aucune place pour la tentation, aucun espace pour le doute quant à savoir si l’argent a été utilisé aux fins pour lesquelles il a été donné. Il doit y avoir un audit scrupuleux et une transparence. Sans cela, il y a un risque moral : le maximum de tentation combiné au maximum d’opportunité.
D'où la parasha de Pekoudei, avec son récit détaillé de la manière dont les dons pour la construction du Mishkan ont été utilisés :
« Telle est la distribution du tabernacle, résidence du Statut, comme elle fut établie par l’ordre de Moïse; tâche confiée aux Lévites, sous la direction d’Ithamar, fils d’Aaron le pontife. »
Le passage énumère ensuite les quantités exactes d’or, d’argent et de bronze collectées, ainsi que les objectifs pour lesquels elles ont été utilisées. Pourquoi Moïse a-t-il fait cela ? Un Midrash suggère une réponse :
« Tout le peuple (…) suivait Moïse du regard » (Exode 33:8) – Les gens critiquaient Moïse. Ils se disaient les uns aux autres : « Regardez ce cou. Regardez ces jambes. Moïse mange et boit ce qui nous appartient. Tout ce qu’il a nous appartient. » L’autre répondait : « Un homme qui est chargé des travaux du sanctuaire, que veux-tu ? Qu’il ne s’enrichisse pas ? » Dès qu’il entendit cela, Moïse répondit : « Par ta vie, dès que le sanctuaire sera achevé, je te ferai un compte complet. »
Tanchuma, Buber, Pekudei, 4.
Moïse fit un compte rendu détaillé pour éviter d’être soupçonné d’avoir personnellement utilisé une partie de l’argent donné. Notez l’accent mis sur le fait que la comptabilité n’a pas été effectuée par Moïse lui-même, mais « par les Lévites sous la direction d’Ithamar », autrement dit par des vérificateurs indépendants.
Il n’y a aucune trace de ces accusations dans le texte lui-même, mais le Midrash peut se baser sur la remarque faite par Moïse pendant la rébellion de Korah :
« Je n’ai jamais pris à un seul d’entre eux son âne, je n’ai jamais fait de mal à un seul d’entre eux. »
Des accusations de corruption et d’enrichissement personnel ont souvent été portées contre des dirigeants, avec ou sans justification. On pourrait penser que, puisque Dieu voit tout ce que nous faisons, cela suffit à nous protéger contre les mauvaises actions. Pourtant, le judaïsme ne dit pas cela. Le Talmud rapporte une scène sur le lit de mort de Rabban Yohanan ben Zakkai, alors que le maître était étendu au milieu de ses disciples :
Ils lui dirent : « Notre maître, bénis-nous. »
Il leur dit : « Que Dieu veuille que la crainte du ciel soit sur vous aussi grande que la crainte de la chair et du sang. »
Ses disciples demandèrent : « Est-ce tout ? »
Il répondit : « Si seulement vous aviez une telle crainte ! Vous pouvez vous-mêmes constater la vérité de ce que je dis : quand un homme est sur le point de commettre une transgression, il dit : "J’espère que personne ne me verra" ».
Quand les humains commettent un péché, ils craignent que d’autres personnes les voient. Ils oublient que Dieu les voit certainement. La tentation embrouille le cerveau et personne ne devrait croire qu’il y est immunisé.
Un passage ultérieur du Tanakh semble indiquer que le récit de Moïse n'était pas strictement nécessaire. Le Livre des Rois relate un épisode au cours duquel, sous le règne du roi Joas, des fonds furent collectés pour la restauration du Temple :
« On ne demandait pas de comptes aux hommes à qui l’on confiait l’argent pour le remettre aux ouvriers, car ils agissaient avec honnêteté. »
Moïse, un homme d’une honnêteté totale, a peut-être ainsi agi « au-delà des strictes exigences de la loi »1.
C'est précisément le fait que Moïse n'avait pas besoin de faire ce qu'il a fait qui donne toute sa force à ce passage. Il doit y avoir transparence et responsabilité en matière de fonds publics, même si les personnes impliquées ont une réputation irréprochable. Les personnes qui occupent des postes de confiance doivent être, et être perçues comme telles, des individus d'intégrité morale. Jéthro, le beau-père de Moïse, l'avait déjà dit lorsqu'il avait demandé à Moïse de nommer des subordonnés pour l'aider dans sa tâche de diriger le peuple. Ils devraient être, a-t-il dit,
« des hommes éminents, craignant Dieu, amis de la vérité, ennemis du lucre »
Sans une réputation d’honnêteté et d’incorruptibilité, les juges ne peuvent pas garantir que la justice soit rendue. Ce principe général a été tiré par les Sages de l’épisode du Livre des Nombres où les Rubénites et les Gadites exprimèrent leur souhait de s’établir de l’autre côté du Jourdain, où la terre offrait de bons pâturages pour leur bétail (Nombres 32:1-33). Moïse leur dit que s’ils agissaient ainsi, ils démoraliseraient le reste de la nation. Ils donneraient l’impression qu’ils ne voulaient pas traverser le Jourdain et combattre aux côtés de leurs frères dans leurs batailles pour conquérir le pays.
Les Rubénites et les Gadites firent clairement savoir qu’ils étaient prêts à être en première ligne des troupes et qu’ils ne retourneraient pas de l’autre côté du Jourdain avant que le pays ne soit entièrement conquis. Moïse accepta la proposition, disant que s’ils tenaient parole, ils seraient « quitte [ veheyitem neki'im ] devant l’Éternel et devant Israël » (Nombres 32:22). Cette phrase est entrée dans la loi juive comme principe selon lequel « on doit se justifier devant ses semblables aussi bien que devant Dieu »2. Il ne suffit pas de faire le bien, il faut également que l’on voie que nous faisons le bien, surtout lorsqu’il y a matière à rumeurs et à suspicion.
Il existe plusieurs exemples d’application de cette règle dans la littérature rabbinique ancienne. Par exemple, lorsque les gens venaient chercher des pièces pour les sacrifices dans la chambre du Trésor du Temple, où l’argent était conservé :
Ils n’entraient pas dans la chambre avec un manteau à bordures, des chaussures, des sandales, des tefillin ou une amulette, de peur que s’ils devenaient pauvres, on ne dise qu’ils sont devenus pauvres à cause d’une iniquité commise dans la chambre, ou s’ils devenaient riches, on ne dise qu’ils sont devenus riches à cause de l’appropriation faite dans la chambre. Car il est du devoir de l’homme d’être exempt de tout reproche devant les hommes comme devant Dieu, comme il est dit : « Et sois quitte devant l’Éternel et devant Israël » (Nombres 32:22), et il est également dit : « Ainsi tu trouveras grâce et bon vouloir aux yeux de Dieu et des hommes » (Proverbes 3:4).
Mishna, Shekalim 3:2.
Il était interdit à ceux qui entraient dans la salle de porter un vêtement dans lequel ils pourraient cacher et voler des pièces de monnaie. De même, lorsque les responsables des œuvres caritatives avaient des fonds en trop, ils n’étaient pas autorisés à échanger des pièces de cuivre contre des pièces d’argent de leur propre monnaie : ils devaient faire l’échange avec un tiers. Les responsables d’une soupe populaire n’étaient pas autorisés à acheter des surplus de nourriture lorsqu’il n’y avait pas de pauvres à qui les distribuer. Les surplus devaient être vendus à d’autres pour ne pas éveiller les soupçons selon lesquels les responsables des œuvres caritatives profitaient des fonds publics (Pessa’him 13a).
Le Choul'han Aroukh décide que la collecte de charité doit toujours être effectuée par au moins deux personnes afin que chacune puisse voir ce que fait l'autre3. Il existe une divergence d'opinions entre Rabbi Yossef Karo et Rabbi Moshe Isserles sur la nécessité de fournir des comptes détaillés. Rabbi Yossef Karo statue sur la base du passage du IIe Livre des Rois – « Ils ne demandaient pas de comptes à ceux à qui ils donnaient de l'argent pour payer les ouvriers, car ils agissaient en toute honnêteté » (2 Rois 12:16) – qu'aucun compte officiel n'est exigé des personnes d'une honnêteté irréprochable. Rabbi Moshe Isserles dit cependant qu'il est juste de le faire en raison du principe « Soyez honnêtes devant l'Éternel et devant Israël »4.
La confiance est essentielle dans la vie publique. Une nation qui soupçonne ses dirigeants de corruption ne peut pas fonctionner efficacement en tant que société libre, juste et ouverte. C'est la marque d'une bonne société que le leadership public soit considéré comme une forme de service plutôt que comme un moyen d'accéder au pouvoir, dont on abuse trop facilement. Le Tanakh est un manuel continu sur l'importance de normes élevées dans la vie publique. Les prophètes ont été les premiers critiques sociaux du monde, mandatés par Dieu pour dire la vérité au pouvoir et pour défier les dirigeants corrompus. Le défi lancé par Élie au roi Achab et les protestations d'Amos, d'Osée, d'Isaïe et de Jérémie contre les pratiques contraires à l'éthique de leur époque sont des textes classiques de cette tradition, établissant pour toujours les idéaux d'équité, de justice, d'honnêteté et d'intégrité.
Une société libre est construite sur des fondements moraux, et ceux-ci doivent être inébranlables. L'exemple personnel de Moïse, en rendant compte des fonds qui avaient été collectés pour le premier projet collectif du peuple juif, a créé un précédent vital pour tous les temps.
Un concept clé de la loi juive (voir, par exemple, Brachot 7a, Brachot 45b, Bava Kamma 99b) de surérogation, signifiant faire plus, dans un sens positif, que ce que la loi exige.
Mishna, Shekalim 3:2.
Shulchan Aruch, Yoreh Deah 257:1.
Ibid., 257:2.
Série : Essais sur l’éthique
Livre : B- Shemot
Parasha : Pekudei, Exode 38:21 - 40:38
Page d’origine : Integrity in Public Life
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