L’héroïsme de Tamar
Vayeishev, Genèse 37:1 - 40:23
Texte traduit par Liora Chartouni.
Il s’agit d’une histoire vraie qui eut lieu dans les années 1970. Rav Dr. Nahum Rabinovitch, alors directeur du Jews’ College, le séminaire de formation rabbinique de Londres où j’étais étudiant et enseignant, a été contacté par une organisation qui avait eu l’occasion inhabituelle de s’engager dans un dialogue interreligieux. Un groupe d’évêques africains voulait en savoir plus sur le judaïsme. Le directeur serait-il prêt à envoyer ses étudiants de dernière année s’engager dans un tel dialogue, dans un château en Suisse ?
À ma grande surprise, il accepta. Il me dit qu’il était sceptique au sujet des dialogues judéo-chrétiens de manière générale, car il pensait qu’à travers les siècles, l’Église fut gangrénée par un antisémitisme qui était difficile à surmonter. Cependant, à ce moment-là, il ressentait que les chrétiens africains étaient différents. Ils aimaient le Tanakh et ses histoires. Ils étaient, du moins en principe, ouverts à comprendre le judaïsme à leur façon. Bien que je savais que cela lui occupait l’esprit, puisque c’était l’un des grands experts mondiaux de Maïmonide, il n’a pas ajouté que le grand Sage du douzième siècle avait adopté une attitude atypique sur le dialogue. Maïmonide pensait que l’islam était une foi authentiquement monothéiste alors que le christianisme, à cette époque, ne l’était pas. Néanmoins, il statua qu’il était permis d’étudier le Tanakh avec des chrétiens mais pas avec des musulmans, puisque les chrétiens pensaient que le Tanakh (ce qu’ils appellent l’Ancien Testament) était la parole de D.ieu alors que les musulmans croyaient que les juifs avaient falsifié le texte1.
Nous sommes alors partis en Suisse. C’était un groupe qui sortait de l’ordinaire : la classe de smikha du Jews’ College, ainsi que la meilleure classe de la yeshiva de Montreux, là où Rabbi Ye’hiel Weinberg avait enseigné, l’auteur du Seridé Ech et l’un des plus grands maîtres de halakha du monde, la loi juive. Durant trois jours, le groupe juif priait et récitait les bénédictions avec une grande intensité. Nous avons étudié le Talmud chaque jour. Le reste du temps, nous avions des discussions qui sortaient de l’ordinaire avec les évêques africains, et qui se terminaient par un tish hassidique au cours duquel nous partagions nos chants et nos histoires et ils nous apprirent les leurs. À trois heures du matin, nous terminions en dansant ensemble. Nous savions que nous étions différents, nous savions qu’il y avait de profondes divisions entre nos croyances respectives, mais nous étions devenus amis. C’est peut-être tout ce que nous devrions rechercher : les amis n’ont pas besoin d’être d’accord pour rester amis. Et l’amitié peut parfois aider à guérir le monde.
Un événement m’avait profondément marqué le lendemain de notre arrivée. L’organisme qui parrainait l’événement était une organisation juive laïque mondiale et, pour rester dans son cadre de référence, le groupe devait inclure au moins un juif non orthodoxe, en l’occurrence une étudiante en rabbinat. Nous, étudiants de yeshiva et de smikha, étions en train de prier Cha’harit, la prière du matin, dans l’une des salles du château lorsque la femme réformiste entra, en portant un talit et des tefillin, et s’assit au milieu du groupe.
Les étudiants n’avaient jamais été confrontés à une telle situation auparavant. Que devaient-ils faire ? Il n’y avait pas de mé’hitsa, la paroi de séparation entre les hommes et les femmes. Il n’y avait aucune façon pour eux de se séparer. Comment devaient-ils réagir face à une femme portant le talit et les tefillin et priant au milieu d’un groupe d’hommes ? Ils ont couru dans un état de grande agitation chez le Rav pour lui demander quoi faire. Sans hésiter une seconde, il cita un passage de nos Sages : une personne devrait être prête à se jeter dans une fournaise plutôt que d’humilier quelqu’un en public (voir Brakhot 43b, Ketoubot 67b). Il leur ordonna ensuite de regagner leurs places et les prières continuèrent.
La morale de cet épisode ne m’a jamais quitté. Le Rav, qui dirigeait depuis 32 ans la yeshiva de Maaleh Adoumim, était et est toujours l’un des grands maîtres de halakha de notre époque2. Il a immédiatement compris à quel point les enjeux étaient sérieux : hommes et femmes priant ensemble sans barrière entre eux, et la question complexe de savoir si les femmes peuvent ou non porter le talit et les tefillin. Le problème était tout sauf simple. Mais il savait également que la halakha est une manière de transformer systématiquement de grandes vérités éthiques et spirituelles en actes, et qu’on ne doit jamais perdre la vision d’ensemble en se concentrant exclusivement sur les détails. Si les étudiants avaient insisté pour que la femme prie ailleurs, cela l’aurait humilié. Ne jamais, jamais faire honte à une personne en public : cela représentait l’impératif transcendant du moment. C’était bien la marque de la grandeur d’âme d’un homme. L’un des grands privilèges de ma vie est d’avoir été l’un de ses étudiants pendant plus d’une décennie.
La raison pour laquelle je raconte cette histoire est qu’elle constitue l’une des leçons les plus puissantes et inattendues de notre paracha. Juda, le frère qui proposa de vendre Joseph comme esclave (Genèse 37:26), était « descendu » en Canaan où il s’est marié avec une femme locale (Genèse 38:1). L'expression « descendu » a été considérée à juste titre par les Sages comme riche de sens3. Tout comme Joseph était descendu en Égypte (Genèse 39:1), Juda était également descendu moralement et spirituellement. Voici l’un des fils de Jacob qui faisait exactement le contraire de ce que les patriarches avaient prescrit de ne pas faire : se marier avec quelqu’un de la population locale. C’est le récit d’un triste déclin.
Il marie son fils aîné, Er, à une femme du pays, Tamar4. Un verset obscur nous raconte qu’il commit un péché et mourut. Juda maria ensuite son deuxième fils, Onan, à Tamar, par une forme prémosaïque de lévirat selon laquelle un frère est obligé d’épouser sa belle-sœur si elle est veuve et sans enfants. Onan, réticent à assumer la paternité d’un enfant qui serait vu non pas comme le sien mais comme celui de son défunt frère, pratiqua une forme de coitus interruptus qui porte encore aujourd’hui son nom. Pour cela, il mourut également. Ayant perdu deux de ses fils, Juda ne voulut pas donner son troisième fils, Shéla, en mariage à Tamar. Le résultat fut que son veuvage perdura, contrainte de se marier à son beau-frère que Juda lui refusait, mais dans l’incapacité d’épouser quelqu’un d’autre.
De nombreuses années passèrent et, constatant que son beau-père (lui-même veuf à cette époque) hésitait à la marier à Shéla, elle décida d’agir de manière audacieuse. Elle enleva ses vêtements de veuve, se couvrit d’un voile, et s'assit à un endroit où elle savait que Juda était susceptible de la voir en se rendant à la tonte des moutons. Juda l’a vu, l’a prise pour une prostituée et l’engagea pour ses services. Comme garantie du paiement qu’il lui avait promis, elle insista pour qu’il lui laisse son sceau, son cordon et son bâton. Juda revint le lendemain avec le paiement, mais la femme n’était plus là. Il demanda aux habitants où se trouvait la prostituée du temple (à ce stade, le texte emploie le terme kedecha, « prostituée de culte », plutôt que zonah, ce qui renforce l’offense de Juda), mais pas un seul habitant n’avait vu une telle personne dans la localité. Perplexe, Juda rentra chez lui.
Trois mois plus tard, il apprit que Tamar était enceinte. Il arriva immédiatement à la conclusion que Tamar avait eu une relation intime avec un autre homme, alors qu’elle était contrainte par la loi de se marier avec son fils Shéla. Elle avait commis un adultère, pour lequel elle était passible de la peine de mort. Tamar fut amenée pour recevoir son châtiment, et Juda remarqua immédiatement qu’elle tenait son bâton et son sceau. Elle dit : « Je suis enceinte de la personne à qui appartiennent ces objets ». Juda réalisa ce qui était survenu et proclama : « Elle est plus juste que moi » (Genèse 38:26).
Ce passage est un tournant dans l’histoire. Juda est la première personne dans la Torah à reconnaître explicitement ses torts5. Nous ne le réalisons pas encore, mais cela semble être le moment au cours duquel il acquit la profondeur de caractère nécessaire à devenir le premier vrai baal téchouva, un pénitent. Nous le verrons des années plus tard, lorsque lui – le frère qui avait proposé de vendre Joseph comme esclave – deviendra l’homme prêt à passer le reste de sa vie en esclavage pour que son plus jeune frère Benjamin soit libéré (Genèse 44:33). J’ai expliqué ailleurs que c’est de là que l’on apprend qu’un pénitent est plus spirituellement élevé qu’un individu parfaitement juste (Brakhot 34b)6. Juda le pénitent devient l’ancêtre des rois d’Israël alors que Joseph le juste n’est qu’un vice-roi, michné lémélekh, le bras droit de Pharaon.
Jusqu’ici, nous pouvons penser que le grand homme de notre paracha est Juda. Mais la vraie héroïne de l’histoire fut Tamar. Elle a pris un risque immense en tombant enceinte. Elle a même failli être tuée pour cela. Elle l’a fait pour une raison noble : s’assurer que le nom de son défunt mari soit perpétué. Mais elle s’est aussi assurée que Juda n’en soit pas humilié. Seuls lui et elle savaient ce qui s’était passé. Juda pouvait admettre son erreur sans perdre la face. C’est de cet épisode que les Sages ont déduit la règle que le Rav Rabinovitch avait énoncée ce matin-là en Suisse : il est préférable de se jeter dans une fournaise ardente plutôt que d’humilier quelqu’un d’autre en public.
Ce n’est guère une coïncidence que Tamar, une femme non-juive héroïque, soit devenue l’ancêtre de David, le plus grand roi d’Israël. Il existe des similitudes frappantes entre Tamar et une autre femme héroïque de la lignée de David, la Moabite que nous connaissons sous le nom de Ruth.
Il existe une coutume juive ancestrale lors du Chabbath et des fêtes consistant à couvrir les ‘hallot et la matsa lorsque l’on récite le Kiddouch. La raison est de ne pas faire honte au pain puisqu’il est, pour ainsi dire, délaissé au profit du vin. Malheureusement, il y a des juifs très religieux qui font de grands efforts pour éviter d’humilier une miche de pain inanimée, mais qui n’auront aucune gêne à humilier leurs coreligionnaires s’ils les considèrent comme moins religieux qu’eux. C’est ce qui arrive lorsqu'on applique la halakha en oubliant le principe moral qui la sous-tend.
N'humiliez jamais personne. C’est ce que Tamar enseigna à Juda et ce qu’un grand rabbin de notre génération enseigna à ceux qui eurent le privilège d’être ses étudiants.
Maïmonide, Techouvot HaRambam, Blau Edition (Jerusalem: Mekitzei Nirdamim, 1960), no. 149.
Cet article fut écrit par Rabbi Sacks en 2015. Rabbi Dr. Nahoum Rabinovitch était le Rav, enseignant et mentor de Rabbi Sacks. Il est décédé tragiquement en 2020, quelques mois seulement avant Rabbi Sacks. Pour en lire davantage sur Rabbi Sacks à propos de Rabbi Rabinovitch, voir l’article du Covenant & Conversation intitulé « À la mémoire de mon professeur », écrit pour Matot-Massé 5780.
Selon la tradition midrachique (Midrach Aggada, Pesikta Zureta, Sekhel Tov et al.), Juda « fut envoyé » ou excommunié par ses frères pour les avoir convaincus de vendre Joseph, après la douleur que leur père éprouvait. Voir également Rachi ad loc.
Le Targoum Yonathan stipule qu’elle est la fille du fils de Noa’h, Chem. D’autres affirment qu’elle est la fille du contemporain d’Avraham, Malkitsédek. En vérité, elle semble n’avoir aucune ascendance, une stratégie souvent employée par la Torah pour souligner que la grandeur morale peut souvent se trouver chez les gens ordinaires. Elle n’a rien à voir avec l’ascendance. Voir Alchikh ad loc.
Le texte est rempli d’allusions verbales. Tel que nous l’avons souligné, Juda « était descendu » tout comme Joseph « avait été amené ». Joseph s’apprête à faire son ascension en politique. Juda atteindra la grandeur morale. La tromperie de Tamar envers Juda est similaire à celle de Jacob : les deux comportent des vêtements : le manteau ensanglanté de Joseph, le voile de Tamar. Les deux atteignent leur apogée avec les mots haker na: « Vérifie s’il te plaît ». Juda pousse Jacob à croire un mensonge. Tamar pousse Juda à reconnaître la vérité.
Jonathan Sacks, Covenant and Conversation Genesis: The Book of Beginnings, pp. 303-314.
Série : Essais sur l’éthique
Livre : A- Bereshit
Parasha : A09- Vayeishev, Genèse 37:1 - 40:23
Page d’origine : The Heroism of Tamar
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