Sagesse de Rabbi Sacks
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L’éthique de la sainteté (Tetzaveh)
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L’éthique de la sainteté (Tetzaveh)

Que vient nous enseigner le service sacerdotal sur les valeurs de loyauté, de respect et de sacré ?

L’éthique de la sainteté

Parasha : Tetzaveh, Exode 27:20 - 30:10

Texte traduit par Liora Chartouni.

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Avec la paracha Tetsaveh, quelque chose de nouveau entre dans le judaïsme : la Torat Kohanim, le monde et la mentalité du prêtre. Elle devient rapidement une dimension centrale du judaïsme. Elle domine le livre suivant de la Torah, Vayikra. Jusqu'à présent, les prêtres dans la Torah avaient une présence marginale.

La paracha de cette semaine marque la première fois où nous rencontrons l'idée d'une élite héréditaire au sein du peuple juif - Aaron et ses descendants mâles - et leur rôle dans le ministère du Sanctuaire. Pour la première fois, nous trouvons dans la Torah les robes de fonction : celles des prêtres et du Grand Prêtre portées pendant qu'ils officiaient dans le lieu sacré. Nous rencontrons également l'expression utilisée à propos des robes : lekavod ule-tiferet, « pour la gloire et la beauté » (Exode 28, 2). Jusqu'ici, le kavod au sens de gloire ou d'honneur n'était attribué qu'à Dieu. Quant à Tiferet, c'est la première fois que son nom est mentionné dans la Torah. Il ouvre une nouvelle dimension du judaïsme qui est l’esthétique .

Tous ces phénomènes sont liés au Mishkan, le Sanctuaire, sujet des chapitres précédents. Ils naissent du projet de construire une « demeure » pour le Dieu infini dans un espace fini. Cependant, la question que je souhaite poser ici est la suivante : ont-ils quelque chose à voir avec la moralité ? Avec le genre de vie que les Israélites étaient appelés à vivre et avec leurs relations les uns avec les autres ? Si oui, quel est leur lien avec la moralité ? Et pourquoi le sacerdoce apparaît-il spécifiquement à ce moment du récit ?

Il est courant de diviser la vie religieuse dans le judaïsme en deux dimensions. D’un côté, le sacerdoce et le sanctuaire et, de l’autre, les prophètes et le peuple. Les prêtres se concentraient sur la relation entre le peuple et Dieu, mitzvot bein adam lemakom. Les prophètes se concentraient sur la relation entre le peuple et les autres, mitzvot bein adam lekhavero. Les prêtres supervisaient les rituels et les prophètes parlaient d’éthique. Un groupe s’intéressait à la sainteté, l’autre à la vertu. Il n’est pas nécessaire d’être saint pour être bon, mais il faut être bon pour être saint. C’est une condition d’entrée, mais ce n’est pas ce que signifie être saint. La fille de Pharaon, qui a sauvé Moïse quand il était bébé, était bonne, mais pas sainte. Ce sont deux idées distinctes.

Dans cet essai, je souhaite remettre en question cette conception. Le sacerdoce et le sanctuaire ont fait une différence morale et pas seulement spirituelle. Comprendre comment ils ont fait cela est important non seulement pour notre compréhension de l’histoire, mais aussi pour la façon dont nous menons notre vie aujourd’hui. Nous pouvons le constater en examinant certains travaux expérimentaux récents dans le domaine de la psychologie morale.

Notre point de départ est le psychologue américain Jonathan Haidt et son livre publié en 2012, L'esprit juste (The Righteous Mind)1. Haidt avance que, dans les sociétés laïques contemporaines, notre gamme de sensibilités morales est devenue très étroite. Il qualifie ces sociétés de WEIRD (BIZARRE) – Western (occidentales), Educated (éduquées), Industrialised (industrialisées), Rich (riches) et Democratic (démocratiques). Elles ont tendance à considérer les cultures plus traditionnelles comme rigides, bornées et répressives. Les personnes issues de ces cultures traditionnelles ont tendance à considérer les Occidentaux comme étranges dans la mesure où ils abandonnent une grande partie de la richesse de la vie morale.

Prenons un exemple non moral : il y a un siècle, dans la plupart des familles britanniques et américaines non juives, le dîner était un événement social formel. La famille mangeait ensemble et ne commençait pas avant que tout le monde soit à table. Ils commençaient par une prière de grâce, remerciant Dieu pour la nourriture qu’ils s’apprêtaient à manger. Il y avait un ordre dans lequel les gens étaient servis ou se servaient eux-mêmes. La conversation autour de la table était régie par des conventions. Il y avait des choses dont on pouvait discuter, et d’autres jugées inappropriées. Aujourd’hui, cela a complètement changé. De nombreux foyers britanniques ne disposent pas de table à manger. Une enquête récente a montré que la moitié des repas en Grande-Bretagne sont pris seuls. Les membres de la famille arrivent à des heures différentes, sortent un repas du congélateur, le réchauffent au micro-ondes et le mangent devant un écran de télévision, d’ordinateur ou de téléphone. Ce n’est pas un dîner, mais un grignotage en série.

Haidt s’est intéressé au fait que ses étudiants américains réduisaient la morale à deux principes, l’un relatif au préjudice, l’autre à l’équité. Sur le préjudice, ils pensaient comme John Stuart Mill, qui écrivait en 1851 dans son essai De la liberté que « le seul but pour lequel le pouvoir peut être légitimement exercé sur un membre d’une communauté civilisée, contre sa volonté, est d’empêcher qu’il cause des dommages à autrui »2. Pour Mill, il s’agissait d’un principe politique, mais il est devenu un principe moral : si cela ne nuit pas aux autres, nous avons moralement le droit de faire ce que nous voulons.

L’autre principe est celui de l’équité. Nous n’avons pas tous la même idée de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas, mais nous nous soucions tous des règles de base de la justice : ce qui est juste pour certains doit l’être pour tous, faites ce que vous voudriez qu’on vous fasse, ne contournez pas les règles à votre avantage, etc. Souvent, la première phrase morale prononcée par un jeune enfant est : « Ce n’est pas juste. » John Rawls a formulé en 1971 la déclaration moderne la plus connue sur l’équité : « Chaque personne a un droit égal aux libertés les plus étendues compatibles avec des libertés similaires pour les autres »3.

C'est ainsi que pensent les gens WEIRD. Si une action est juste et ne nuit pas à autrui, elle est moralement acceptable. Cependant, et c'est là le point central de Haidt, il existe au moins trois autres dimensions de la vie morale, telles qu’elles sont comprises dans les cultures non WEIRD du monde entier :

  • La loyauté est une notion qui s'oppose à la trahison. La loyauté signifie que je suis prêt à faire des sacrifices pour le bien de ma famille, de mon équipe, de mes coreligionnaires et de mes concitoyens, les groupes qui contribuent à faire de moi la personne que je suis. Je prends leurs intérêts au sérieux, et je ne considère pas seulement mon propre intérêt.

  • Une autre dimension est le respect de l’autorité et de son contraire, la subversion. Sans cela, aucune institution n’est possible, ni peut-être aucune culture non plus. Le Talmud l’illustre avec une histoire célèbre d’un aspirant prosélyte qui vint trouver Hillel et lui dit : « Convertissez-moi au judaïsme à condition que j’accepte seulement la Torah écrite, pas la Torah orale. » Hillel commença à lui enseigner l’hébreu. Le premier jour, il lui enseigna l’aleph-bet-gimmel. Le lendemain, il lui enseigna le gimmel-bet-aleph. L’homme protesta : « Hier, vous m’avez appris le contraire. » Hillel répondit : « Vous voyez, vous devez compter sur moi-même pour apprendre l’aleph-bet. Comptez sur moi aussi pour la Torah orale » ( Shabbat 31a). Les écoles, les armées, les tribunaux, les associations professionnelles, même les sports, dépendent du respect de l’autorité.

  • La troisième raison est la nécessité de protéger certaines valeurs que nous considérons comme non négociables. Elles ne m’appartiennent pas et je ne peux pas en faire ce que je veux. Ce sont des choses que nous qualifions de sacrées, de sacro-saintes, qu’il ne faut pas traiter à la légère ni profaner.

Pourquoi la loyauté, le respect et le sacré ne sont-ils pas considérés comme des éléments clés de l’éthique dans la vision typique des élites libérales occidentales ? La réponse la plus fondamentale est que les sociétés WEIRD se définissent comme des groupes d’individus autonomes cherchant à poursuivre leurs propres intérêts avec un minimum d’interférence de la part des autres. Chacun d’entre nous est un individu autodéterminé avec ses propres désirs, besoins et envies. La société devrait nous permettre de poursuivre ces désirs autant que possible sans interférer dans notre vie ou celle des autres. À cette fin, nous avons développé des principes de droits, de liberté et de justice qui nous permettent de coexister pacifiquement. Si un acte est injuste ou fait souffrir quelqu’un, nous sommes prêts à le condamner moralement, mais pas autrement.

La loyauté, le respect et la sainteté ne prospèrent pas naturellement dans les sociétés laïques fondées sur l’économie de marché et la politique démocratique libérale. Le marché érode la loyauté. Il nous invite à ne pas conserver le produit que nous avons utilisé jusqu’à présent, mais à en choisir un meilleur, moins cher, plus rapide et plus récent. La loyauté est la première victime de la « destruction créatrice » du capitalisme de marché.

Le respect pour les figures d’autorité – politiciens, banquiers, journalistes, chefs d’entreprise – est en baisse depuis plusieurs décennies. Nous vivons une perte de confiance et la mort de la déférence. Même le grand sage Hillel aurait bien du mal à traiter avec quelqu’un éduqué au credo de Pink Floyd de 1979 : « Nous n’avons pas besoin d’éducation, nous n’avons pas besoin de contrôle de la pensée. »

Quant au sacré, il a lui aussi disparu. Le mariage n’est plus considéré comme un engagement sacré, une alliance. Au mieux, il est considéré comme un contrat. La vie elle-même risque de perdre son caractère sacré avec la généralisation de l’avortement à la demande au début et de la « mort assistée » à la fin.

La loyauté, le respect et la sainteté sont des valeurs morales essentielles parce qu’elles créent une communauté morale plutôt qu’un groupe d’individus autonomes. La loyauté lie l’individu au groupe. Le respect crée des structures d’autorité qui permettent aux gens de fonctionner efficacement en équipe. La sainteté lie les gens dans un univers moral partagé. Le sacré est l’endroit où nous entrons dans le royaume de ce qui est plus grand que soi. Le simple fait de se rassembler en congrégation peut nous élever vers un sentiment de transcendance dans lequel nous fusionnons notre identité avec celle du groupe.

Une fois que nous avons compris cette distinction, nous pouvons voir comment l’univers moral des Israélites a changé au fil du temps. Abraham a été choisi par Dieu « pour qu’il enseigne à ses fils et à sa maison après lui à garder la voie de l’Éternel, en pratiquant la droiture et la justice » ( tzedakah umishpat ; Genèse 18:19 ). Ce que le serviteur d'Abraham recherchait en choisissant une femme pour Isaac était la gentillesse, le ’Hessed. Ce sont les vertus prophétiques clés. Comme l'a dit Jérémie au nom de Dieu :

« Que le sage ne se glorifie pas de sa sagesse, ni le fort de sa force, ni le riche de sa richesse . Mais que celui qui se glorifie se glorifie d’avoir l’intelligence pour me connaître, de savoir que je suis l’Éternel, qui exerce la bonté, le droit et la justice (Hessed mishpat outzedakah) sur la terre, car c’est à cela que je prends plaisir. »

Jérémie 9:22-23

La bonté est l’équivalent de l’attention, qui est l’opposé de la malveillance. La justice et la droiture sont des formes spécifiques d’équité. En d’autres termes, les vertus prophétiques sont proches de celles qui prévalent aujourd’hui dans les démocraties libérales occidentales. C’est une mesure de l’impact de la Bible hébraïque sur l’Occident, mais c’est une autre histoire pour une autre fois. Le fait est que la bonté et l’équité concernent les relations entre individus. Jusqu’au Sinaï, les Israélites n’étaient que des individus, bien que faisant partie de la même famille élargie qui avait traversé l’Exode et l’exil ensemble.

Après la Révélation au mont Sinaï, les Israélites étaient un peuple lié par une alliance. Ils avaient un souverain : Dieu. Ils avaient une constitution écrite : la Torah. Ils avaient accepté de devenir « un royaume de prêtres et une nation sainte » (Exode 19:6). Pourtant, l’incident du Veau d’or a montré qu’ils n’avaient pas encore compris ce que c’était que d’être une nation. Ils se comportaient comme une foule. « Moïse vit que le peuple courait sans retenue et qu’Aaron les avait laissés s’emparer de leur pouvoir et qu’ils étaient devenus la risée de leurs ennemis » (Exode 32:25). C'est à cette crise que le sanctuaire et le sacerdoce ont été la réponse. Ils ont transformé les Juifs en une nation.

Le service du Sanctuaire, effectué par les Cohanim dans leurs robes portées le-kavod, « pour l’honneur », a établi le principe du respect. Le Mishkan lui-même incarnait le principe du sacré. Situé au milieu du camp, le Sanctuaire et son service transformaient les Israélites en un cercle au centre duquel se trouvait Dieu. Et même si, après la destruction du Second Temple, il n’y eut plus de Sanctuaire ni de sacerdoce en activité, les Juifs trouvèrent des substituts qui remplissaient la même fonction. Ce que Torat Kohanim a apporté au judaïsme, c’est la chorégraphie de la sainteté et du respect qui a aidé les Juifs à marcher et à danser ensemble en tant que nation.

Deux autres conclusions de recherche sont pertinentes ici. Richard Sosis a analysé en 2000 une série de communautés volontaires créées par divers groupes au cours du XIXe siècle, certains religieux, d’autres laïques. Il a découvert que les communautés religieuses avaient une durée de vie moyenne plus de quatre fois plus longue que leurs homologues laïques. Il y a quelque chose dans la dimension religieuse qui s’avère importante, voire essentielle, pour le maintien de la communauté4.

Nous savons désormais, grâce à de nombreuses données neuroscientifiques, que nos choix sont basés sur l’émotion plutôt que sur la raison. Les personnes dont les centres émotionnels ont été endommagés, notamment le cortex préfrontal ventromédian, peuvent analyser les alternatives de manière très détaillée, mais elles ne peuvent pas prendre de bonnes décisions. Une expérience intéressante a révélé que les livres universitaires sur l’éthique étaient plus souvent volés ou jamais rendus aux bibliothèques que les livres sur d’autres sections de la philosophie5. En d’autres termes, l’expertise en raisonnement moral ne nous rend pas nécessairement plus moraux. La raison est souvent quelque chose que nous utilisons pour rationaliser les choix faits sur la base de l’émotion.

Cela explique la présence de la dimension esthétique dans le service du Sanctuaire. Il y avait de la beauté, de la gravité et de la majesté. À l’époque du Temple, il y avait aussi de la musique. Il y avait des chœurs de Lévites qui chantaient des psaumes. La beauté parle à l’émotion et l’émotion parle à l’âme, nous élevant d’une manière que la raison ne peut pas faire vers des sommets d’amour et d’émerveillement, nous emmenant au-dessus des limites étroites du moi, dans le cercle au centre duquel se trouve Dieu.

Le sanctuaire et le sacerdoce introduisirent dans la vie juive l'éthique de la kedushah, la sainteté, qui renforça les valeurs de loyauté, de respect et de sacré en créant un environnement de révérence, l'humilité ressentie par le peuple une fois qu'il eut ces symboles de la Présence Divine au milieu d'eux. Comme l'a écrit Maïmonide dans un passage célèbre du Guide des égarés (III:51) :

Nous n’agissons pas en présence d’un roi comme nous le faisons lorsque nous sommes simplement en compagnie d’amis ou de membres de la famille.

Dans le Sanctuaire, les gens sentaient qu’ils étaient en présence du Roi.

La révérence donne de la force aux rituels, aux cérémonies, aux conventions sociales et aux civilités. Elle contribue à transformer des individus autonomes en un groupe collectivement responsable. On ne peut pas maintenir une identité nationale ou même un mariage sans loyauté. On ne peut pas socialiser des générations successives sans respect des figures d’autorité. On ne peut pas défendre la valeur non négociable de la dignité humaine sans un sens du sacré. C’est pourquoi l’éthique prophétique de la justice et de la compassion devait être complétée par l’éthique sacerdotale de la sainteté.

1

Jonathan Haidt, The Righteous Mind: Why Good People Are Divided by Politics and Religion, New York: Pantheon Books, 2012.

2

On Liberty and Other Writings, ed. Stefan Collini, New York: Cambridge University Press, 1989, p. 13.

3

A Theory of Justice, Cambridge, MA: Belknap Press, 2005, p. 60.

4

“Religion and Intragroup Cooperation: Preliminary Results of a Comparative Analysis of Utopian Communities”, Cross Cultural Research 34, no. 1 (2003), pp. 11–39.

5

Jonathan Haidt, The Righteous Mind, p. 89.


Série : Essais sur l’éthique

Livre : B- Shemot

Parasha : Tetzaveh, Exode 27:20 - 30:10

Page d’origine : The Ethic of Holiness

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