Le visage du mal
Parasha : Beshalach, Exode 13:17 - 17:16
Texte traduit par Liora Chartouni.
Après le 11 septembre, une fois l’horreur et le traumatisme passés, les Américains se sont demandés ce qui s’était passé et pourquoi. Était-ce un désastre ? Une tragédie ? Un crime ? Un acte de guerre ? Cela ne semblait pas correspondre aux paradigmes existants. Et pourquoi cela s’était-il produit ? La question la plus souvent posée à propos d’Al-Qaïda était : « Pourquoi nous détestent-ils ? »
Dans le sillage de ces événements, un penseur américain, Lee Harris, a écrit deux livres, La Civilisation et ses ennemis (Civilization and Its Enemies) et Le suicide de la raison (The Suicide of Reason), qui ont été parmi les réponses les plus stimulantes de la décennie1. Selon Harris, la raison des questions et l’échec à trouver des réponses est que, en Occident, nous avons oublié le concept d’ennemi. La politique démocratique libérale et l’économie de marché créent un certain type de société, une façon spécifique de penser et un type caractéristique de personnalité. Au cœur de ces principes se trouve le concept d’acteur rationnel, la personne qui juge les actes en fonction de leurs conséquences et choisit l’option maximale. Une telle personne croit qu’il existe une solution à chaque problème et une résolution à chaque conflit. Le moyen d’y parvenir est de s’asseoir, de négocier et de faire en sorte que tout soit le mieux pour tous.
Dans un tel monde, il n’y a pas d’ennemis, seulement des conflits d’intérêts. Un ennemi, dit Harris, est simplement « un ami pour lequel nous n’avons pas encore fait assez d’efforts ». Cependant, dans le monde réel, tout le monde n’est pas un démocrate libéral. Un ennemi est « quelqu’un qui est prêt à mourir pour vous tuer. Et s’il est vrai que l’ennemi nous déteste toujours pour une raison, c’est sa raison, pas la nôtre ». Il voit un monde différent du nôtre et, dans ce monde, nous sommes l’ennemi. Pourquoi nous détestent-ils ? Harris répond :
« Ils nous détestent parce que nous sommes leur ennemi »2.
Quels que soient les points positifs et négatifs des propos de Harris, le point général est vrai et profond. Nous pouvons faire l’autruche et penser que la façon dont nous – notre société, notre culture, notre civilisation – voyons les choses est la seule façon de voir les choses ou, du moins, que c’est la façon dont tout le monde choisirait si nous lui en donnions l’occasion. Seule une incapacité totale à comprendre l’histoire des idées peut expliquer cette erreur, et elle est dangereuse. Lorsque Montezuma, le souverain des Aztèques, rencontra Cortés, le chef de l’expédition espagnole en 1520, il crut rencontrer un homme civilisé issu d’une nation civilisée. Cette erreur lui coûta la vie et, en l’espace d’un an, la civilisation aztèque n’existait plus. Tout le monde ne voit pas le monde comme nous et, comme l’a dit Richard Weaver en 1948 : « Le problème de l’humanité est qu’elle oublie de lire le compte rendu de la dernière réunion »3.
Ceci explique la signification du commandement inhabituel à la fin de la parasha de cette semaine. Les Israélites avaient échappé au danger apparemment inexorable des chars de l'armée égyptienne, la haute technologie militaire de l'époque. Miraculeusement, la mer se divisa, les Israélites traversèrent, les Egyptiens, les roues de leurs chars embourbées dans la boue, ne purent ni avancer ni reculer et furent rattrapés par la marée montante.
Les Israélites chantèrent un cantique et semblaient enfin libres, quand quelque chose de fâcheux et d’inattendu se produisit. Ils furent attaqués par un nouvel ennemi, les Amalécites, un groupe nomade vivant dans le désert. Moïse ordonna à Josué de mener le peuple au combat. Ils combattirent et gagnèrent. Mais la Torah indique clairement qu’il ne s’agissait pas d’une bataille ordinaire :
L'Éternel dit à Moïse : « Consigne ceci, comme souvenir, dans le Livre et inculque-le à Josué : ‘que je veux effacer la trace d'Amalec de dessous les cieux’ ». Moïse érigea un autel, qu'il nomma : « D.ieu est ma bannière. » Et il dit : « Puisque sa main s'attaque au trône de l'Éternel, guerre à Amalec de par l'Éternel, de siècle en siècle ! »
C’est une déclaration très étrange, qui contraste fortement avec la façon dont la Torah parle des Égyptiens. Les Amalécites n’ont attaqué Israël qu’une seule fois du vivant de Moïse. Les Égyptiens ont opprimé les Israélites pendant une longue période, les opprimant et les réduisant en esclavage, et commençant un lent génocide en tuant tous les nouveau-né mâle Israélites. L’idée générale du récit suggère que si une nation devait devenir le symbole du mal, ce serait l’Égypte.
Mais le contraire s’avère vrai. Dans le Deutéronome, la Torah déclare : « N’aie pas en horreur l’Égyptien , car tu as été étranger dans son pays » (Deutéronome 23:8 ). Peu de temps après, Moïse répète le commandement concernant les Amalécites, en ajoutant un détail significatif :
Souviens-toi de ce que t’ont fait les Amalécites pendant la route, à ta sortie d’Égypte. Alors que tu étais épuisé et las, ils t’ont rencontré dans ta route, et ils ont attaqué tous ceux qui traînaient derrière eux ; ils n’ont pas craint D.ieu… Tu effaceras le nom d’Amalek de dessous les cieux. N’oublie pas !
Il nous est ordonné de ne pas haïr l’Égypte, mais de ne jamais oublier Amalek. Pourquoi cette différence ? La réponse la plus simple est de se rappeler la déclaration des rabbins dans les Maximes des Pères : « Si l’amour dépend d’une cause spécifique, lorsque la cause se termine, l’amour se termine également. Si l’amour ne dépend pas d’une cause spécifique, alors il ne cesse jamais »4. Il en va de même pour la haine. Lorsque la haine dépend d’une cause spécifique, elle cesse une fois que la cause disparaît. La haine sans cause et sans fondement dure pour toujours.
Les Égyptiens opprimèrent les Israélites parce que, selon les mots de Pharaon, « Voyez, la population des enfants d’Israël surpasse et domine la nôtre. » (Exode 1:9 ). En d’autres termes, leur haine provenait de la peur. Elle n’était pas irrationnelle. Les Égyptiens avaient déjà été attaqués et conquis par un groupe étranger connu sous le nom des Hyksos, de 1730 environ à 1560 avant notre ère. Le souvenir de cette période était encore vif et douloureux. Les Amalécites, cependant, n’étaient pas menacés par les Israélites. Ils attaquaient un peuple qui était « fatigué et épuisé », en particulier ceux qui étaient « à la traîne ». En bref : les Égyptiens craignaient les Israélites parce qu’ils étaient forts. Les Amalécites attaquaient les Israélites parce qu’ils étaient faibles.
Selon la terminologie d’aujourd’hui, les Égyptiens étaient des acteurs rationnels, les Amalécites ne l’étaient pas. Avec des acteurs rationnels, on peut négocier la paix. Les gens engagés dans un conflit finissent par se rendre compte qu’ils ne détruisent pas seulement leurs ennemis, mais qu’ils se détruisent eux-mêmes. C’est ce que les conseillers de Pharaon lui dirent après les sept plaies : « Ignores-tu encore que l'Égypte est ruinée ? » (Ex. 10:7 ). Il arrive un moment où les acteurs rationnels comprennent que la poursuite de leur propre intérêt est devenue autodestructrice, et ils apprennent à coopérer.
Il n’en va pas de même pour les acteurs irrationnels. Emil Fackenheim, l’un des grands théologiens de l’après-Shoah, a noté que vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Allemands détournaient des trains transportant des vivres pour leur propre armée afin de transporter des Juifs vers les camps d’extermination. Ils étaient tellement animés par la haine qu’ils étaient prêts à mettre en péril leur propre victoire pour procéder au meurtre systématique des Juifs d’Europe. C’était, selon lui, le mal pour le mal5.
Les Amalécites sont, dans la mémoire juive, considérés comme « l’ennemi » au sens de Lee Harris. La loi juive prévoit cependant deux formes d’action complètement différentes à l’égard des Amalécites. La première est le commandement physique de leur faire la guerre. C’est ce que Samuel a demandé à Saül de faire, un commandement qu’il n’a pas complètement respecté. Ce commandement est-il toujours valable aujourd’hui ?
La réponse sans équivoque donnée par le rabbin Nachum Rabinovitch est « non »6. Maïmonide, quant-à-lui, a statué que le commandement de détruire les Amalécites ne s’appliquait que s’ils refusaient de faire la paix et d’accepter les sept lois noa’hides. Il a en outre déclaré que le commandement n’était plus applicable puisque Sanhériv, l’Assyrien, avait déporté et réinstallé les nations qu’il avait conquises, de sorte qu’il n’était plus possible d’identifier l’ethnicité de l’une quelconque des nations d’origine contre lesquelles les Israélites avaient reçu le commandement de se battre. Il a également déclaré, dans Le Guide des égarés, que l’ordre ne s’appliquait qu’aux personnes d’origine biologique spécifique. Il ne doit pas être appliqué en général aux ennemis ou aux ennemis du peuple juif. Ainsi, le commandement de faire la guerre aux Amalécites ne s’applique plus.
Il existe cependant un commandement tout à fait différent, celui de « se souvenir » et de « ne pas oublier » Amalek, que nous accomplissons chaque année en lisant le passage contenant le commandement relatif aux Amalécites tel qu’il apparaît dans le Deutéronome le Chabbat précédant Pourim, Chabbat Zakhor (le lien avec Pourim est que Haman l’« Agaguite » est supposé être un descendant d’Agag, roi des Amalécites). Ici, Amalek est devenu un symbole plutôt qu’une réalité.
En divisant ainsi la réponse, le judaïsme fait une distinction claire entre un ennemi ancien qui n’existe plus et le mal que cet ennemi représentait, qui peut surgir à tout moment et en tout lieu. Il est facile, en temps de paix, d’oublier le mal qui se cache juste sous la surface du cœur humain. Cela n’a jamais été aussi vrai qu’au cours des trois derniers siècles. La naissance des Lumières, de la tolérance, de l’émancipation, du libéralisme et des droits de l’homme a convaincu beaucoup de gens, dont des juifs, que le mal collectif était aussi éteint que les Amalécites. Le mal existait, aujourd’hui il n’est plus. Cette époque a finalement engendré le nationalisme, le fascisme, le communisme, deux guerres mondiales et aujourd’hui le 7 octobre 2023, certaines des tyrannies les plus brutales jamais connues et le pire crime de l’homme contre son prochain.
Aujourd’hui, le grand danger est le terrorisme. Les mots du philosophe politique de Princeton, Michael Walzer, sont particulièrement pertinents :
Partout où nous voyons le terrorisme, nous devrions chercher la tyrannie et l’oppression… Les terroristes veulent régner, et le meurtre est leur méthode. Ils ont leur propre police interne, leurs escadrons de la mort, leurs disparitions. Ils commencent par intimider ou tuer les camarades qui se dressent sur leur chemin, et s’ils le peuvent, ils font de même avec les gens qu’ils prétendent représenter. Si les terroristes réussissent, ils règnent de manière tyrannique, et leur peuple supporte, sans aucun consentement, le coût de leur règne7.
Le mal ne meurt jamais et, comme la liberté, il exige une vigilance constante. Il nous est demandé de nous souvenir, non pas pour le passé, mais pour l’avenir, et non pour nous venger, mais pour le contraire : un monde sans vengeance ni aucune autre forme de violence.
Lee Harris commence La civilisation et ses ennemis par ces mots : « Le sujet de ce livre est l’oubli »8 et termine par une question : « L’Occident peut-il surmonter l’oubli qui est la némésis de toute civilisation prospère ? »9. C’est pourquoi nous avons le commandement de nous souvenir et de ne jamais oublier Amalek, non pas parce que le peuple historique existe toujours, mais parce qu’une société d’acteurs rationnels peut parfois croire que le monde est rempli d’acteurs rationnels avec lesquels on peut négocier la paix. Ce n’est pas toujours le cas.
Rarement un message biblique n’a été aussi pertinent pour l’avenir de l’Occident et pour la liberté elle-même. La paix est possible, sous-entend Moïse, même avec une Égypte qui nous a asservis et a tenté de nous détruire. Mais la paix n’est pas possible avec ceux qui s’attaquent aux personnes qu’ils considèrent comme faibles et qui refusent à leur propre peuple la liberté qu’ils prétendent défendre. La liberté dépend de notre capacité à nous souvenir et, chaque fois que cela est nécessaire, à affronter « la bande éternelle d’hommes impitoyables »10, le visage d’Amalek à travers l’histoire.
Parfois, il n’y a pas d’autre choix que de combattre le mal et de le vaincre. C’est peut-être le seul chemin vers la paix.
Lee Harris, Civilization and Its Enemies: The next Stage of History. New York: Free Press, 2004. The Suicide of Reason, New York: Basic Books, 2008.
Ibid., xii–xiii.
Weaver, Ideas Have Consequences (Chicago: University of Chicago Press, 1948), p. 176.
Mishnah Avot 5:16
Emil L. Fackenheim and Michael L. Morgan, The Jewish Thought of Emil Fackenheim: A Reader, Detroit: Wayne State University Press, 1987, p. 126.
Rabbi N. L. Rabinovitch, Chou »t Melomdé Mil’chama (Maale Adoumim: Maaliyot, 1993), pp. 22-25.
Michael Walzer, Arguing About War, Yale University Press, 2004, 64-65.
Harris, Civilization, p. xi.
Ibid., p. 218.
Ibid., p. 216.
Série : Essais sur l’éthique
Livre : B- Shemot
Parasha : Beshalach, Exode 13:17 - 17:16
Page d’origine : The Face of Evil
Share this post