Le libre-arbitre
Texte traduit par Liora Chartouni.
La question est ancienne : si D.ieu a endurci le cœur de Pharaon, c’est alors D.ieu qui a fait en sorte que Pharaon refuse de laisser partir les Israélites, et non Pharaon lui-même. Comment cela peut-il être juste ? Comment cela peut-il être juste de punir Pharaon et son peuple pour une décision, ou plutôt une série de décisions, qui n’ont pas été prises librement ? La punition présuppose la culpabilité. La culpabilité présuppose la responsabilité. La responsabilité présuppose la liberté. Nous ne blâmons pas les poids qui tombent ni le soleil qui brille. Les forces naturelles ne sont pas des choix faits en réfléchissant à des alternatives. Seul l’Homo sapiens est libre. Enlevez cette liberté et vous nous enlevez notre humanité. Comment est-il possible que notre paracha (Exode 7:3) affirme que D.ieu a endurci1 le cœur de Pharaon ?
Tous les commentateurs sont troublés par cette question. Maïmonide et d’autres soulèvent un élément important du récit : lors des cinq premières plaies, nous lisons que Pharaon lui-même a endurci son cœur. Ce n’est que plus tard, lors des cinq dernières plaies, que nous lisons que D.ieu a fait de même. La conclusion qu’ils en tirent est que les cinq dernières plaies étaient donc une punition pour les cinq premiers refus, librement formulés par Pharaon lui-même2.
Une deuxième approche, exactement dans la direction opposée, est que, pendant les cinq dernières plaies, D.ieu est intervenu non pas pour endurcir mais pour fortifier le cœur de Pharaon. Il a agi ainsi pour que Pharaon reste libre et ne perde pas sa détermination. L’impact des plaies était tel que, dans le cours normal des événements, un dirigeant national n’aurait pas d’autre choix que de céder devant une force supérieure. Comme l’ont dit les propres conseillers de Pharaon avant la huitième plaie : « Ignores-tu encore que l'Égypte est ruinée ? » (Exode 10:7). Céder à ce moment-là aurait été une action sous la contrainte, et non un véritable changement de cœur. Telle est l’approche de Yossef Albo3 et d’Ovadia Sforno4.
Une troisième approche remet en question le sens même de l’expression « D.ieu endurcit le cœur de Pharaon ». Au sens profond, D.ieu, l’Auteur de l’histoire, est derrière chaque événement, chaque acte, chaque coup de vent qui souffle, chaque goutte de pluie qui tombe. Cependant, nous n’attribuons généralement pas l’action humaine à D.ieu. Nous sommes ce que nous sommes parce que c’est ainsi que nous avons choisi d’être, même si cela était écrit bien avant dans le texte divin pour l’humanité. Qu’attribuons-nous à un acte de D.ieu ? Quelque chose d’inhabituel, qui s’écarte tellement des normes du comportement humain qu’il nous est difficile de l’expliquer autrement qu’en disant que cela s’est certainement produit dans un but précis.
D.ieu Lui-même dit à propos de l'obstination de Pharaon que cela lui a permis de démontrer à toute l'humanité que même le plus grand empire est impuissant face à la main du Ciel (Exode 7:5 ; 14:18). Pharaon a agi librement, mais ses derniers refus étaient si étranges qu'il était évident pour tout le monde que D.ieu avait anticipé cela. C'était prévisible, cela faisait partie du scénario. D.ieu avait en fait révélé cela à Abraham des siècles plus tôt lorsqu'il lui avait dit dans une vision effrayante que ses descendants seraient des étrangers dans un pays qui n'était pas le leur (Genèse 15:13-14).
Toutes ces interprétations sont intéressantes et plausibles. Il me semble cependant que la Torah raconte une histoire plus profonde, qui ne perd jamais sa pertinence. Les philosophes et les scientifiques ont tendance à penser en termes d'abstraction et d'universalité. Certains ont conclu que nous avons le libre arbitre, d'autres non. Il n'y a pas d'espace conceptuel entre les deux.
Dans la vie, la liberté ne fonctionne pas du tout de cette façon. Prenons l’exemple de l’addiction : les premières fois qu’une personne joue, boit de l’alcool ou prend de la drogue, elle le fait librement, en connaissant les risques, mais en les ignorant. Le temps passe et la dépendance augmente jusqu’à ce que le besoin devienne si intense qu’elle soit presque impuissante à y résister. À un certain moment, elle peut être obligée de suivre une cure de désintoxication. Elle n’a plus la capacité d’arrêter sans aide extérieure. Comme le dit le Talmud, « un prisonnier ne peut pas se libérer de prison. » (Brakhot 5b).
L’addiction est un phénomène physique, mais il existe des équivalents moraux. Par exemple, supposons qu’à une occasion importante vous mentiez. Les gens croient alors quelque chose à votre sujet qui n’est pas vrai. Lorsqu’ils vous posent des questions à ce sujet ou que le sujet revient dans la conversation, vous vous retrouvez obligé de dire d’autres mensonges pour étayer le premier. « Oh, quel réseau emmêlé nous tissons », a déclaré Sir Walter Scott, « lorsque nous commençons par tromper ».
Cela vaut pour les individus. Mais pour les entreprises, le risque est encore plus grand. Imaginons qu’un cadre supérieur ait commis une erreur coûteuse qui, si elle était révélée, menacerait l’avenir de l’entreprise. Il tentera de la dissimuler. Pour ce faire, il devra faire appel à d’autres personnes, qui deviendront des complices. Plus le cercle de la tromperie s’agrandit, plus elle s’enracine dans la culture de l’entreprise, ce qui rend de plus en plus difficile pour les personnes intègres au sein de l’organisation de s’y opposer ou de protester. Il faut alors le courage rare d’un lanceur d’alerte pour dénoncer et mettre fin à la tromperie. De nombreuses histoires de ce genre ont été rapportées ces dernières années5.
Au sein des nations, en particulier des pays non démocratiques, le risque est encore plus élevé. Dans les entreprises commerciales, les pertes peuvent être quantifiées. Quelqu'un, quelque part, connaît le montant des pertes subies, des dettes cachées et leur localisation. En politique, il n'existe peut-être pas de test objectif de ce type. Il est facile de prétendre qu'une politique fonctionne et d'expliquer les contre-indications apparentes. Un récit émerge et devient la sagesse populaire. Le conte de Hans Christian Anderson, Les Habits neufs de l'empereur , est la parabole classique de ce phénomène. Un enfant voit la vérité et la dit avec innocence, brisant ainsi la conspiration du silence des conseillers du monarque et des habitants de la ville.
Nous perdons notre liberté petit à petit, souvent sans nous en rendre compte. C’est ce que la Torah suggère depuis le début. La déclaration classique du libre arbitre apparaît dans l’histoire de Caïn et Abel. Voyant Caïn en colère parce que son offrande n’a pas été acceptée, D.ieu lui dit : « Si tu fais ce qui est juste, ne seras-tu pas agréé ? Mais si tu ne fais pas ce qui est juste, le péché est tapi à ta porte ; il désire te posséder, mais c’est toi qui domineras sur lui » (Genèse 4:7 ). Le maintien du libre arbitre, en particulier dans un état d'émotion intense comme la colère, nécessite de la volonté. Comme nous l'avons déjà noté dans ces études6, ce que Daniel Goleman appelle un « détournement de l'amygdale » peut se produire, dans lequel la réaction instinctive prend la place de la décision réfléchie et nous faisons des choses qui sont nuisibles pour nous-mêmes ainsi que pour les autres7. C'est la menace émotionnelle pour la liberté.
Il y a ensuite la menace sociale. Après la Shoah, un certain nombre d’expériences révolutionnaires ont été entreprises pour évaluer le pouvoir du conformisme et de l’obéissance à l’autorité. Solomon Asch a mené une série d’expériences dans lesquelles huit personnes étaient réunies dans une pièce et à qui on montrait une ligne, puis on demandait laquelle des trois autres avait la même longueur. La huitième personne ne savait pas que les sept autres étaient des associés de l’expérimentateur et suivaient ses instructions. À plusieurs reprises, les sept conspirateurs ont donné une réponse qui était clairement fausse, mais, dans 75 % des cas, la huitième personne était prête à les approuver et à donner une réponse qu’elle savait être fausse.
Le psychologue de l’université de Yale, Stanley Milgram, a montré que des individus ordinaires étaient prêts à infliger ce qui semblait être des décharges électriques extrêmement douloureuses à quelqu'un dans une pièce adjacente lorsqu'une figure d'autorité, l'expérimentateur, leur en donnait l'ordre8. L'expérience de la prison de Stanford, menée par Philip Zimbardo, a divisé les participants en deux rôles : prisonniers et gardiens. En quelques jours, les « gardiens » se sont montrés cruels et, dans certains cas, abusifs envers les prisonniers et l'expérience, prévue pour durer quinze jours, a dû être interrompue au bout de six jours9.
Le pouvoir du conformisme, comme le montrent ces expériences, est immense. C’est pourquoi, je crois, Abraham a été invité à quitter sa terre, son lieu de naissance et la maison de son père. Ce sont ces trois facteurs – la culture, la communauté et la petite enfance – qui limitent notre liberté. Les Juifs de tous les temps ont été dans la société, mais ils n’ont pas été de la société. Être juif signifie garder une distance mesurée par rapport à l’époque et à ses idoles. La liberté a besoin de temps pour prendre des décisions réfléchies et de distance pour ne pas se laisser bercer par le conformisme.
Le plus tragique est la menace morale. Nous oublions parfois, ou nous ignorons même que les conditions d’esclavage que les Israélites ont connues en Égypte ont souvent été ressenties par les Égyptiens eux-mêmes pendant de nombreuses générations. La grande pyramide de Gizeh, construite plus de mille ans avant l’Exode, avant même la naissance d’Abraham, a réduit une grande partie de l’Égypte à une colonie de travail esclavagiste durant vingt ans10. Lorsque la valeur de la vie se réduit à néant et que les gens sont considérés comme un moyen et non comme une fin, lorsque les pires excès sont excusés au nom de la tradition et que les dirigeants ont un pouvoir absolu, alors la conscience est érodée et la liberté est perdue parce que la culture a créé un espace isolé dans lequel le cri des opprimés ne peut plus être entendu.
C’est ce que veut dire la Torah quand elle dit que D.ieu a endurci le cœur de Pharaon. En asservissant les autres, Pharaon est devenu lui-même esclave. Il est devenu prisonnier des valeurs qu’il avait lui-même adoptées. La liberté au sens le plus profond du terme, la liberté de faire ce qui est juste et bon, n’est pas un acquis. On l’acquiert ou on la perd progressivement. Au bout du compte, les tyrans provoquent leur propre destruction, tandis que ceux qui ont la volonté, le courage et la volonté d’aller à l’encontre du consensus acquièrent une liberté monumentale. C’est cela le judaïsme : une invitation à la liberté en résistant aux idoles et aux sirènes de notre époque.
Trois différents verbes sont utilisés dans le récit pour indiquer un cœur endurci : k-sh-h, ch-z-k et k-b-d. Ils comprennent des nuances : le premier signifie ‘endurcir’, le second ‘renforcer’ et le troisième ‘alourdir’.
Maïmonide, Hilkhot Techouva 6:3.
Albo, Sefer Ikarim, IV, 25.
Voir le commentaire d’Ovadia Sforno sur Ex. 7:3.
Sur Enron, voir Bethany McLean et Peter Elkind, The Smartest Guys in the Room: The Amazing Rise and Scandalous Fall of Enron, New York: Portfolio, 2003.
Voir Au-delà de la nature, un article de la série Covenant & Conversation sur la parachat Noa’h.
Daniel Goleman, Emotional Intelligence, New York: Bantam, 1995.
Stanley Milgram, Obedience to Authority: An Experimental View, New York: Harper & Row, 1974.
Philip G. Zimbardo, The Lucifer Effect: Understanding How Good People Turn Evil, New York: Random House, 2007.
Toby Wilkinson, The Rise and Fall of Ancient Egypt, London: Bloomsbury, 2010, pp. 72–91. Il a été calculé, en se basant sur une journée de travail de dix heures, qu’un bloc de pierre géant pesant plus d’une tonne aurait été mis à sa place toutes les deux minutes, chaque jour, pendant vingt ans.
Série : Essais sur l’éthique
Livre : B- Shemot
Parasha : Va'eira, Exode 6:2 - 9:35
Page d’origine : Freewill
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