Le feu, sacré et profane
Parasha : Shemini, Lévitique 9:1 - 11:47
Texte traduit par Laurent Beyer.
Le choc est immense. Pendant plusieurs semaines et durant de nombreux chapitres, le plus long prélude de la Torah, nous avons lu les préparatifs du moment où Dieu placerait Sa Présence au milieu du peuple. Cinq parachiyot (Terouma , Tetsaveh , Ki Tissa , Vayakhel et Pekoudei) décrivent les instructions pour la construction du Sanctuaire. Deux autres parachiyot (Vayikra , Tzav) détaillent les offrandes sacrificielles à y apporter. Tout est désormais prêt. Depuis sept jours, les prêtres (Aaron et ses fils) sont consacrés. Vient maintenant le huitième jour, où le service du Mishkan commence.
Le peuple tout entier a contribué à la construction de ce qui deviendra le foyer visible de la Présence Divine sur Terre. Avec un vers simple et émouvant, l’émotion atteint son apogée :
Moïse et Aaron entrèrent dans la Tente d’assignation; ils ressortirent et bénirent le peuple, et la gloire du Seigneur se manifesta au peuple entier.
Alors que nous pensons que le récit est arrivé à son terme, une scène terrifiante se produit :
Les fils d’Aaron, Nadab et Abihou, prenant chacun leur encensoir, y mirent du feu, sur lequel ils jetèrent de l’encens, et apportèrent devant le Seigneur un feu profane sans qu’il le leur eût commandé.
Et un feu s’élança de devant le Seigneur et les dévora, et ils moururent devant le Seigneur.
Moïse dit à Aaron: "C’est là ce qu’avait déclaré l’Éternel en disant: Je veux être sanctifié par ceux qui m’approchent et glorifié à la face de tout le peuple!" Et Aaron garda le silence.
La célébration a tourné à la tragédie avec la mort des deux fils aînés d'Aaron. Les Sages et les commentateurs proposent de nombreuses explications. Nadav et Avihou sont morts parce que :
ils sont entrés dans le Saint des Saints1 ;
ils ne portaient pas les vêtements requis2 ;
ils ont pris du feu de la cuisine, pas de l'autel3 ;
ils n'ont pas consulté Moïse et Aaron4 ;
ils ne se sont pas non plus consultés entre eux5 ;
selon certains, ils étaient coupables d'orgueil. Ils étaient impatients d'assumer eux-mêmes des rôles de leadership6 ;
et ils ne se sont pas mariés, se considérant au-dessus de telles choses7 ;
D’autres encore voient leur mort comme une punition différée pour un péché antérieur, lorsque, au mont Sinaï, ils « mangèrent et burent » en présence de Dieu (Exode 24:9-11).
Ces interprétations représentent des lectures rapprochées des quatre passages de la Torah où la mort de Nadav et Avihou est mentionnée (Lévitique 10:2, Lévitique 16:1, Nombres 3:4, Nombres 26:61), ainsi que la référence à leur présence sur le mont Sinaï. Chacune constitue une profonde méditation sur les dangers de l'excès d'enthousiasme dans la vie religieuse. Cependant, l'explication la plus simple est celle explicite de la Torah elle-même. Nadav et Avihou moururent pour avoir offert un feu non autorisé, littéralement « étranger », signifiant « qui n'était pas commandé ». Pour comprendre la signification de cela, il faut revenir aux principes fondamentaux et se rappeler le sens de kadosh, « saint », et donc du Mikdash comme lieu saint.
Le sacré est ce segment de temps et d'espace que Dieu a réservé à Sa Présence. La création implique la dissimulation. Le mot olam, « univers », est sémantiquement lié au mot ne'elam, « caché ». Pour donner à l'humanité une partie de Ses propres pouvoirs créatifs – l'utilisation du langage pour penser, communiquer, comprendre, imaginer des futurs alternatifs et choisir entre eux – Dieu doit faire plus que créer l'Homo sapiens. Ce que les kabbalistes appelaient le tsimtsoum, Dieu doit s'effacer pour créer un espace d'action humaine. Aucun autre acte n'exprime plus profondément l'amour et la générosité implicites dans la création. Dieu, tel que nous le rencontrons dans la Torah, est comme un parent qui sait qu'il doit se retenir, lâcher prise, s'abstenir d'intervenir, si ses enfants veulent devenir responsables et matures.
Mais il y a une limite. S'effacer complètement équivaudrait à abandonner le monde, à abandonner ses propres enfants. Dieu ne peut pas et ne veut pas faire cela. Comment alors Dieu laisse-t-il une trace de sa présence sur Terre ?
La réponse biblique n'est pas philosophique. Une réponse philosophique (je pense ici au courant dominant de la philosophie occidentale, depuis l’Antiquité avec Platon jusqu’à la modernité avec Descartes) serait une réponse universelle, c’est-à-dire valable en tout temps et en tout lieu. Mais, ici, il n’existe pas de réponse qui s'applique en tout temps et en tout lieu. C'est pourquoi la philosophie ne peut et ne comprendra jamais l'apparente contradiction entre la Création Divine et le libre arbitre humain, ou entre la Présence Divine et le monde empirique dans lequel nous réfléchissons, choisissons et agissons.
La pensée juive est contre-philosophique. Elle insiste sur le fait que les vérités s'incarnent précisément dans des temps et des lieux précis. Il y a des temps saints (le septième jour, le septième mois, la septième année et la fin de sept cycles septennaux, le jubilé). Il y a des personnes saintes (les Enfants d'Israël dans leur ensemble ; en leur sein, les Lévites, et en leur sein les Cohanim). Et il y a un espace saint (éventuellement, Israël ; en son sein, Jérusalem ; en son sein, le Temple ; dans le désert, il y avait le Mishkan, le Saint et le Saint des Saints).
Le sacré est ce point du temps et de l'espace où la présence de Dieu est rencontrée par le tsimtsoum de l'humanité, le renoncement à soi. De même que Dieu fait place à l'homme par un acte d'autolimitation, l'homme fait place à Dieu par un acte d'autolimitation. Le sacré est le lieu où Dieu est expérimenté comme Présence absolue. Non pas par hasard, mais par essence, cela ne peut se produire que par le renoncement total à la volonté et à l'initiative humaines. Ce n'est pas que Dieu ne valorise ni la volonté ni l'initiative humaine, bien au contraire : Dieu a donné à l'humanité le pouvoir de les utiliser pour devenir ses « partenaires dans l'œuvre de la création ».
Cependant, pour être fidèle aux desseins de Dieu, il doit y avoir des moments et des lieux où l'humanité expérimente la réalité du Divin. Ces moments et ces lieux exigent une obéissance absolue. L'erreur la plus fondamentale – celle de Nadav et Avihou – consiste à s'approprier les pouvoirs inhérents à la rencontre de l'homme avec le monde et à les appliquer à sa rencontre avec le Divin. Si Nadav et Avihou avaient pris l'initiative de combattre le mal et l'injustice, ils auraient été des héros. En agissant de leur propre initiative dans le domaine du sacré, ils ont commis une erreur. Ils ont affirmé leur propre présence dans la Présence absolue de Dieu. C'est une contradiction. C'est pourquoi ils sont morts.
Nous nous trompons si nous concevons Dieu comme capricieux, jaloux, colérique : un mythe propagé par le christianisme primitif pour se définir comme la religion de l’amour, supplantant le Dieu cruel, sévère et vengeur de l’Ancien Testament. Lorsque la Torah elle-même utilise un tel langage, elle « parle dans le langage de l’humanité » (Brachot 31a), c’est-à-dire en des termes compréhensibles.
En vérité, le Tanakh est une histoire d'amour profonde – l'amour passionné du Créateur pour ses créatures, qui survit à toutes les déceptions et trahisons de l'histoire humaine. Dieu a besoin que nous le rencontrions, non pas parce qu'il a besoin de l'humanité, mais parce que nous avons besoin de lui. Si la civilisation doit être guidée par l'amour, la justice et le respect de l'intégrité de la création, il doit y avoir des moments où nous laissons le « moi » derrière nous et rencontrons la plénitude de l'être dans toute sa splendeur.
Telle est la fonction du sacré – le point où le « Je suis » se tait face à la présence écrasante du « Il y a ». C'est ce que Nadav et Avihou ont oublié – pénétrer dans l'espace ou le temps sacré requiert une humilité ontologique, le renoncement total à l'initiative et au désir humains.
L'importance de ce fait ne saurait être surestimée. Confondre la volonté de Dieu avec la nôtre transforme le sacré, source de vie, en quelque chose d'impie et de mortel. L'exemple classique est la « guerre sainte », le djihad, la croisade – qui consiste à revêtir l'impérialisme (le désir de dominer autrui) du manteau de la sainteté, comme si la conquête et la conversion forcée étaient la volonté de Dieu.
L'histoire de Nadav et Avihou nous rappelle une fois de plus l'avertissement lancé pour la première fois à l'époque de Caïn et Abel . Le premier acte d'adoration a conduit au premier meurtre. Comme la fission nucléaire, l'adoration génère de l'énergie, qui peut être bénigne, mais aussi profondément dangereuse.
L'épisode de Nadav et Avihou est décrit en trois sortes de feu. Il y a d'abord le feu du Ciel :
Un feu s’élança de devant le Seigneur, et consuma, sur l’autel, l’holocauste et les graisses.
Ce fut le feu de faveur, consumant le service du Sanctuaire. Puis vint le « feu non autorisé » offert par les deux fils.
Les fils d’Aaron, Nadab et Abihou, prenant chacun leur encensoir, y mirent du feu, sur lequel ils jetèrent de l’encens, et apportèrent devant le Seigneur un feu profane sans qu’il le leur eût commandé.
Puis il y eut le contre-feu du Ciel :
Et un feu s’élança de devant le Seigneur et les dévora, et ils moururent devant le Seigneur.
Le message est simple et d'une gravité extrême : la religion n'est pas ce que les Lumières européennes pensaient qu'elle deviendrait : muette, marginale et douce. Elle est un feu – et comme le feu, elle réchauffe, mais elle brûle aussi. Et nous sommes les gardiens de cette flamme.
Midrash Tanchuma (Buber), paracha Acharei Mot 7.
Midrash Tanchuma, ad loc.
Yalkut Shimoni, I:524.
Midrash Tanchuma, ad loc.
Aggadah (Buber), Vayikra10.
Série : Essais sur l’éthique
Livre : C- Vayikra
Parasha : Shemini, Lévitique 9:1 - 11:47
Page d’origine : Fire: Holy and Unholy
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