Sagesse de Rabbi Sacks
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La violence et le sacré (Tzav)
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La violence et le sacré (Tzav)

Bien loin de s’adresser à une génération passée et oubliée, que nous enseignent aujourd'hui les lois du sacrifice ?

La violence et le sacré

Parasha : Tzav, Lévitique 6:1 - 8:36

Texte traduit par Laurent Beyer.

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Pourquoi les sacrifices ? Certes, ils ne font plus partie de la vie du judaïsme depuis la destruction du Second Temple, il y a près de deux mille ans. Mais pourquoi, s’ils sont un moyen pour parvenir à une fin, Dieu a-t-il choisi cette fin ? C’est bien sûr l’une des questions les plus profondes du judaïsme, et il existe de nombreuses réponses. Je veux ici en explorer une, donnée pour la première fois par le penseur juif du début du XVe siècle, le rabbin Joseph Albo, dans son Sefer HaIkkarim.

La théorie d'Albo ne se fonde pas sur les sacrifices, mais sur deux autres questions. La première : pourquoi Dieu a-t-il permis aux hommes de manger de la viande après le Déluge (Genèse 9:3–5) ? Au début, ni les êtres humains ni les animaux n’étaient des mangeurs de viande (Genèse 1:29-30). Qu'est-ce qui a amené Dieu à changer d'avis ? La seconde : qu'y avait-il de mal dans le premier acte de sacrifice, l'offrande de Caïn de « quelques fruits de la terre » (Genèse 4:3–5) ? Le rejet de cette offrande par Dieu a conduit directement au premier meurtre, lorsque Caïn a tué Abel. Quel était l’enjeu de la différence entre les offrandes que Caïn et Abel ont chacun apporté à Dieu ?

Albo croyait que tuer des animaux pour se nourrir était fondamentalement mal. Cela revient à ôter la vie à un être sensible pour satisfaire nos besoins. Caïn le savait aussi. Il croyait qu’il existait une forte parenté entre les humains et les autres animaux. C’est pourquoi il n’offrit pas un sacrifice animal, mais un sacrifice végétal. Son erreur, selon Albo, est qu’il aurait dû offrir des fruits et non des légumes – le produit le plus noble et non le plus bas. Abel, au contraire, croyait qu’il y avait une différence qualitative entre les humains et les animaux. Dieu n’avait-il pas dit aux premiers humains : « Dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre » ? C’est pourquoi Abel offrit un sacrifice animal.

Caïn, voyant que le sacrifice d'Abel avait été accepté alors que le sien ne l'avait pas été, raisonna ainsi : si Dieu, qui nous interdit de tuer des animaux pour la nourriture, permet et même favorise le fait de tuer un animal en sacrifice, et si, comme le croyait Caïn, il n'y a pas de différence fondamentale entre les êtres humains et les animaux, alors je dois offrir en sacrifice à Dieu l'être vivant le plus élevé, à savoir mon frère Abel. Selon ce raisonnement, dit le rabbin Albo, Caïn a tué Abel en tant que sacrifice humain.

C’est pourquoi Dieu a permis la consommation de viande après le Déluge. Avant le Déluge, le monde était « rempli de violence ». La violence est peut-être une partie inhérente de la nature humaine. Si l’humanité devait être autorisée à exister, Dieu devrait revoir ses exigences à la baisse. Il a dit que les humains devraient tuer des animaux plutôt que des êtres humains – la seule forme de vie qui est créée à l’image de Dieu. D’où la séquence de versets presque inintelligibles après que Noé et sa famille ont émergé sur la terre ferme :

Noé érigea un autel à l’Éternel; il prit de tous les quadrupèdes purs, de tous les oiseaux purs, et les offrit en holocauste sur l’autel. L’Éternel aspira la délectable odeur, et il dit en lui-même: « Désormais, je ne maudirai plus la terre à cause de l’homme, car les conceptions du cœur de l’homme sont mauvaises dès son enfance… »

Alors, Dieu bénit Noé et ses fils, en leur disant…

Tout ce qui se meut, tout ce qui vit, servira à votre nourriture; de même que les végétaux, je vous livre tout. (…)

Celui qui verse le sang de l’homme, par l’homme son sang sera versé car l’homme a été fait à l’image de Dieu.

Genèse 9:1–9:6

Selon Albo, la logique du passage est claire. Noé offre un sacrifice animal en remerciement d’avoir survécu au Déluge. Dieu voit que les êtres humains ont besoin de ce moyen d’expression. Ils sont génétiquement prédisposés à la violence (« car les conceptions du cœur de l’homme sont mauvaises dès son enfance »). Si la société veut survivre, les humains devront être capables de diriger leur violence vers les animaux et non les humains, que ce soit comme nourriture ou comme offrande sacrificielle. La ligne cruciale à tracer est celle entre l’humain et le non-humain. L’autorisation de tuer des animaux s’accompagne d’une interdiction absolue de tuer des êtres humains, « car Dieu a créé l’homme à l’image de Dieu ».

Ce n’est pas que Dieu approuve le fait de tuer des animaux, que ce soit pour les sacrifier ou pour les manger, mais interdire cela aux êtres humains, étant donné leur prédisposition génétique à verser le sang, est utopique. Ce n’est pas pour tout de suite, mais pour la fin des temps. En attendant, la moins mauvaise solution est de laisser les hommes tuer des animaux plutôt que d’assassiner leurs semblables. Les sacrifices d’animaux sont une concession à la nature humaine1. Les sacrifices sont un substitut à la violence dirigée contre l’humanité.

Le penseur contemporain qui a le plus contribué à faire revivre cette compréhension est le critique littéraire et anthropologue philosophique franco-américain René Girard, dans des ouvrages tels que La violence et le sacré , Le bouc émissaire et Des choses cachées depuis la fondation du monde. Le dénominateur commun des sacrifices, selon lui, est :

…la violence interne – toutes les dissensions, les rivalités, les jalousies et les querelles au sein de la communauté que les sacrifices sont censés réprimer. Le but du sacrifice est de rétablir l’harmonie dans la communauté, de renforcer le tissu social. Tout le reste en découle.2

La pire forme de violence au sein et entre les sociétés est la vengeance, « un processus interminable et infiniment répétitif ». Cela correspond à la phrase de Hillel, voyant un crâne humain flotter sur l’eau :

« Parce que vous avez noyé les autres, ils vous ont noyé, et ceux qui vous ont noyés finiront eux-mêmes par se noyer. »

Michna Avot 2:7

Le cycle des représailles et de la vengeance n’a pas de fin naturelle. Les Montaigu continuent de tuer et d’être tués par les Capulet. Il en va de même pour les Tattaglia et les Corleone, ainsi que pour les autres groupes en conflit dans les fictions et l’histoire. C’est un cycle destructeur qui a dévasté des communautés entières. Selon Girard, c’est pour résoudre ce problème que les rituels religieux ont été développés. L’acte religieux principal, dit-il, est le sacrifice, et le sacrifice principal est le bouc émissaire. Si les tribus A et B, qui se sont battues, peuvent sacrifier un membre de la tribu C, alors toutes deux auront assouvi leur désir de sang sans provoquer de vengeance, surtout si la tribu C n’est pas en mesure de riposter. Les sacrifices détournent l’énergie destructrice de la réciprocité violente.

Alors pourquoi, si la violence est inhérente à la nature humaine, les sacrifices sont-ils une caractéristique des sociétés anciennes plutôt que des sociétés modernes ? Car, soutient Girard, il existe un autre moyen, plus efficace, de mettre fin à la vengeance :

La vengeance est un cercle vicieux dont on ne peut que deviner les effets dans les sociétés primitives. Pour nous, ce cercle est rompu. Nous devons notre bonheur à l'une de nos institutions sociales avant tout : notre système judiciaire, qui sert à détourner la menace de la vengeance. Ce système ne supprime pas la vengeance ; il se limite en fait à un seul acte de représailles, édicté par une autorité souveraine spécialisée dans cette fonction particulière. Les décisions judiciaires sont invariablement présentées comme le dernier mot en matière de vengeance.3

La terminologie de Girard n’est pas celle à laquelle nous pouvons souscrire. La justice n’est pas la vengeance. La rétribution n’est pas la vengeance. La vengeance est intrinsèquement un Je-Tu ou un Nous-Eux. Elle est personnelle. La rétribution est impersonnelle. Il ne s’agit plus des Montaigu contre les Capulet, mais des deux, sous le jugement impartial de la loi. Mais le point de fond de Girard est correct et essentiel. Le seul antidote efficace à la violence est la primauté du droit.

La théorie de Girard confirme la thèse d’Albo. Le sacrifice (comme la consommation de viande) est entré dans le judaïsme comme substitut à la violence. Elle nous aide également à comprendre la profonde perspicacité des prophètes selon laquelle les sacrifices ne sont pas des fins en soi, mais font partie du programme de la Torah visant à créer un monde libéré du cycle interminable de la vengeance. L’autre volet de ce programme, le plus grand désir de Dieu, c’est un monde gouverné par la justice. C’était là, rappelons-nous, sa première mission envers Abraham : « instruire ses enfants et sa maison après lui à garder la voie du Seigneur en pratiquant ce qui est droit et juste » (Genèse 18:19).

Avons-nous donc dépassé le stade de l’histoire humaine où les sacrifices d’animaux ont leur raison d’être ? La justice est-elle devenue une réalité suffisamment puissante pour que nous n’ayons plus besoin de rituels religieux pour détourner la violence entre les hommes ? Malheureusement, la réponse est non. L’effondrement de l’Union soviétique, la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide ont conduit certains penseurs à affirmer que nous avions atteint « la fin de l’histoire ». Il n’y aurait plus de guerres motivées par des raisons idéologiques. Au lieu de cela, le monde se tournerait vers l’économie de marché et la démocratie libérale4.

La réalité est radicalement différente. Des vagues de conflits ethniques et de violences ont éclaté en Bosnie, au Kosovo, en Tchétchénie et au Rwanda, suivies de conflits encore plus sanglants au Moyen-Orient, en Afrique subsaharienne et dans certaines régions d'Asie. Dans son livre L’honneur du guerrier , Michael Ignatieff a donné l'explication suivante à ce phénomène :

Le principal obstacle moral sur le chemin de la réconciliation est le désir de vengeance. Or, la vengeance est généralement considérée comme une émotion basse et indigne, et parce qu’elle est considérée comme telle, son emprise morale profonde sur les gens est rarement comprise. Mais la vengeance – considérée moralement – est un désir de garder la foi envers les morts, d’honorer leur mémoire en reprenant leur cause là où ils l’ont laissée. La vengeance maintient la foi entre les générations…

Ce cycle de récrimination intergénérationnelle n’a pas de fin logique… Mais c’est l’impossibilité même de la vengeance intergénérationnelle qui enferme les communautés dans la compulsion de répéter…

La réconciliation n’a aucune chance contre la vengeance si elle ne respecte pas les émotions qui la soutiennent, si elle ne peut remplacer le respect qu’implique la vengeance par des rituels dans lesquels les communautés autrefois en guerre apprennent à pleurer leurs morts ensemble.

Michael Ignatieff, L'honneur du guerrier : la guerre ethnique et la conscience moderne (Toronto : Penguin, 2006), pp. 188–190.

Loin de s’adresser à une époque révolue et oubliée, les lois du sacrifice nous disent aujourd’hui trois choses aussi importantes qu’alors :

  • Premièrement, la violence fait toujours partie de la nature humaine, et elle n’est jamais plus dangereuse que lorsqu’elle est associée à une éthique de la vengeance.

  • Deuxièmement, plutôt que de nier son existence, nous devons trouver les moyens de la réorienter afin qu’elle n’entraîne pas encore plus de sacrifices humains.

  • Troisièmement, la seule alternative ultime aux sacrifices, animaux ou humains, est celle qui a été proposée pour la première fois il y a des millénaires par les prophètes de l’ancien Israël, peu avec plus de force qu’Amos :

Quand vous m’offrirez des holocaustes et des offrandes de blé,
je ne les accepterai pas…
Mais que le droit coule comme un fleuve,
Et la justice comme un torrent qui ne tarit pas !

Amos 5:23-24

1

Sur la raison pour laquelle Dieu ne choisit jamais de changer la nature humaine, voir Rambam, The Guide for the Perplexed , III:32.

2

René Girard, La violence et le sacré (Baltimore : Johns Hopkins University Press, 1977), p. 8.

3

Ibid., p. 15.

4

Francis Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme (New York : Free Press, 1992).


Série : Essais sur l’éthique

Livre : C- Vayikra

Parasha : Tzav, Lévitique 6:1 - 8:36

Page d’origine : Violence and the Sacred

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