La parabole des tribus
Vayishlach, Genèse 32:4 - 36:43
Texte traduit par Liora Chartouni.
Du début à la fin, le chapitre 34 du livre de Genèse relate une histoire effrayante. Dina, la fille de Jacob, la seule fille juive mentionnée durant tout le narratif des patriarches, quitte la sécurité de son foyer et sort pour « faire connaissance avec les filles du pays » (Genèse 34:1). Elle est violée et kidnappée par un prince local, le fils du roi de la ville de Chekhem.
Jacob prend connaissance de ces événements mais ne fait rien jusqu’au retour de ses fils. Les frères de Dina, Siméon et Lévi, réalisent immédiatement qu’ils doivent absolument agir pour la sauver. Il s’agit là d’une mission presque impossible. Le kidnappeur n’est pas un individu ordinaire. En tant que fils du roi, il ne peut pas être directement combattu. Il est peu probable que le roi ordonne à son fils de la relâcher. Les autres habitants viendront défendre le prince si nécessaire. C’est Siméon et Lévi contre la ville, deux contre la masse. Même si tous les fils de Jacob y allaient, ils seraient tout de même largement en infériorité numérique.
Siméon et Lévi optent plutôt pour une ruse. Ils sont d’accord pour que Dina se marie avec le prince, mais à la condition que tous les hommes de la ville se circoncisent. Les hommes de Chekhem voient de nombreux avantages à long terme à forger une alliance avec cette tribu avoisinante, et ils acceptent. Les hommes de la ville sont affaiblis par cette opération et leurs souffrances atteignent le paroxysme au troisième jour. C’est à ce moment que Siméon et Lévi pénètrent dans la ville et tuent la population masculine au complet. Ils sauvent Dina et la ramènent à la maison. Les autres fils pillent ensuite la ville.
Jacob est horrifié par leurs actes : « Vous m’avez troublé, rendu odieux parmi les habitants du pays » (Genèse 34:30). Que devions-nous alors faire, demandent les deux frères ? « Doit-on traiter notre sœur comme une prostituée ? ». C’est sur cette question rhétorique que l’épisode se termine et que le récit s’oriente vers un autre sujet. Mais la terreur de Jacob devant l’acte de ses fils ne se termine pas là. Il y revient sur son lit de mort et les maudit pour cela :
Siméon et Lévi sont frères, leurs armes sont des outils volés.
Que dans leur conspiration, mon âme n’entre pas ! À leur assemblée, ne te joins pas, ô mon honneur !
Car dans leur fureur, ils ont assassiné un peuple et dans leur caprice, ils ont coupé les jarrets d’un taureau.
Maudite soit leur fureur car elle est violente, et leur courroux car il est dur ;
Je les séparerai dans Jacob et je les disperserai dans Israël. (Genèse 49:5-7)
L’histoire de Dina est un passage extraordinaire. Il semble dépourvu de toute sorte de message moral. Nul ne semble bien s’en sortir. Chekhem, le prince, semble être le chef des scélérats. C’est lui qui a enlevé et violé Dina en premier lieu. Hamor, son père, ne le réprimande pas et ne l’ordonne pas de libérer Dina. Siméon et Lévi se rendent coupables d’un acte de violence épouvantable. Les autres frères pillent la ville1. Jacob semble passif tout au long du récit. Il n’agit pas ni ne donne des instructions à ses fils sur la façon d’agir. Dina elle-même semble, au mieux, être coupable de négligence en sortant dans un quartier qui était clairement dangereux. Rappelez-vous qu’Abraham et Isaac, son grand-père et arrière-grand-père, ont craint pour leurs vies à cause de l’anarchie de l’époque2.
Qui avait raison et qui avait tort, le texte reste manifestement indécis sur ce point. Jacob condamne ses fils, mais ceux-ci rejettent la critique.
Ce débat a continué et fut discuté par deux des plus grands rabbins du Moyen Âge. Maïmonide se range du côté de Siméon et Lévi. Ils étaient dans leur bon droit d’agir ainsi, dit-il. Les autres habitants de la ville virent ce que Chekhem avait fait, savaient pertinemment qu’il était coupable d’un crime et, malgré tout, ils n’ont ni tenté de le mener en justice ni essayé de sauver la jeune fille. Ils étaient donc complices de ce crime. Ce que Chekhem avait fait était un crime capital et, en le protégeant, les citoyens de la ville étaient impliqués3. Il s’agit d’ailleurs d’un jugement éblouissant dans la mesure où il suggère que, pour Maïmonide, la règle selon laquelle : « tous les juifs sont responsables les uns des autres » (Chavouot 39a) ne se limite pas à Israël : Elle s’applique à toutes les sociétés. Tel qu’Isaac Arama l’a écrit au quinzième siècle, tout crime connu et autorisé cesse d’être une infraction individuelle et devient un péché de la communauté dans son ensemble4.
Na’hmanide n’est pas d’accord (dans son commentaire sur Genèse 34:13). Le principe de responsabilité collective ne s’applique pas, selon lui, aux sociétés non-juives. Si les lois Noa’hides exigent que chaque société établisse des tribunaux, elles n’impliquent pas pour autant qu’une absence de poursuites à l’encontre d’un malfaiteur implique tous les membres de cette société dans un crime capital.
Le débat se poursuit aujourd’hui parmi les érudits de la Bible. Deux d’entre eux soumettent l’histoire à une analyse littéraire approfondie : Meir Sternberg dans son ouvrage The Poetics of Biblical Narrative5 et Rabbi Elchanan Samet dans son étude sur la Paracha6. Eux aussi aboutissent à des conclusions contradictoires. Sternberg soutient que le texte critique à la fois Jacob pour son inaction et ses fils pour leur action. Samet y voit Chekhem et Hamor comme les principaux coupables.
Les deux auteurs notent cependant que le texte approfondit délibérément l’ambiguïté morale en refusant de dresser un portrait excessivement négatif des méchants. Prenons le chef des malfaiteurs, le jeune prince Chekhem. Le texte nous révèle que « Son coeur était attiré vers Dina, fille de Jacob ; il aimait la jeune fille et lui parlait tendrement. Et Chekhem a dit à son père Hamor : ‘Obtiens-moi cette jeune fille pour épouse’. » (Genèse 34:3-4). Comparons maintenant ce passage avec la description d’Amnon, fils du roi David, qui viole sa demi-sœur Tamar. Cette histoire est aussi un récit de vengeance sanglante. Mais le texte dit qu’après avoir violé Tamar, Amnon « la haï d’une haine brûlante ». En fait, il la détesta plus qu’il ne l’avait aimé. Amnon lui dit « Lève-toi, sors d'ici ! » (Samuel II 13:15). Chekhem n’est pas du tout comme cela. Il tombe amoureux de Dina et veut se marier avec elle. Le roi et la population de la ville acceptent la demande de Siméon et Lévi et se font circoncire.
Non seulement le texte ne diabolise pas le peuple de Chekhem, mais en plus il ne présente pas la famille de Jacob sous un bon jour. Il utilise la même formulation « usèrent de ruse » (34:13) pour Siméon et Lévi qu’il avait utilisé avant à propos de Jacob prenant la bénédiction d’Esaü, et pour Lavan remplaçant Rachel par Léa. Dans sa description de tous les personnages - de la vagabonde Dina à ses sauveteurs excessivement violents, en passant par ses autres frères pillards et la passivité de Jacob - le texte semble être délibérément écrit pour que nous renoncions à notre empathie.
L’effet global ainsi donné est une histoire où il n’y a pas de méchants irrécupérables ou de héros tout à fait purs. Dans ce cas, pourquoi la raconter ? Les histoires n’apparaissent pas dans la Torah simplement parce qu’elles se sont produites. La Torah n’est pas un livre d’histoire. Elle est muette sur certaines périodes parmi les plus importantes. Par exemple, nous ne savons rien de l’enfance d’Abraham, ou encore des trente-huit ans, parmi les quarante années, que les Hébreux passèrent dans le désert. Torah signifie « enseignement », « instruction », « direction ». Quel enseignement la Torah veut-elle que l’on retienne de ce récit dans lequel personne ne sort à son avantage ?
Andrew Schmookler a imaginé en 1984 une expérience mentale importante, connue sous le nom de parabole des tribus7. Imaginez un groupe de tribus vivant à proximité les unes des autres. Toutes choisissent la voie de la paix, sauf une qui est prête à utiliser la violence pour parvenir à ses fins. Qu’arrivent-ils aux tribus pacifiques ? L’une est vaincue puis détruite. Une deuxième est conquise et assujettie. Une troisième s’enfuit vers un endroit reculé et inaccessible. Si la quatrième cherche à se défendre, elle aura également besoin de recourir à la violence : « L’ironie est que pour réussir à se défendre contre un agresseur qui maximise sa force, une société doit ressembler davantage à la société qui la menace. La force ne peut être arrêtée que par la force »8.
En d’autres termes, quatre issues sont possibles : 1/ la destruction, 2/ la soumission, 3/ le retrait et 4/ l’imitation. « Dans chacune de ces issues, les voies de la force se répandent dans tout le système ». Telle est la parabole des tribus9. Rappelez-vous que toutes les tribus, sauf une, recherchent la paix et n’ont aucune volonté d’utiliser la force sur les autres tribus. Cependant, en plaçant une seule tribu violente dans la région, la violence prédominera, quelle que soit la manière dont les autres tribus répondront. C’est la tragédie de la condition humaine.
Tandis que j’écrivais cet article à l’été 2014, Israël menait un combat acharné contre le Hamas à Gaza au cours duquel de nombreuses personnes trouvèrent la mort. L’État d’Israël n’avait pas plus envie de s’engager dans ce genre de guerre que notre ancêtre Jacob. Tout au long des affrontements, je me suis remémoré les mots au début de notre Paracha au sujet des sentiments de Jacob avant sa rencontre avec Esaü : « Jacob était très effrayé et angoissé » (Genèse 32:8), à propos duquel les Sages dirent : « Effrayé d’être tué, angoissé de devoir tuer »10. Ce que l’épisode de Dina nous enseigne, ce n’est pas que Jacob, ou Siméon et Lévi avaient raison, mais qu’il existe des situations dans lesquelles il n’y a pas de bonne ligne de conduite. Où tout ce que vous faites est mal. Où chaque option impliquera l’abandon d’un principe moral.
Tel est l’argument de Schmookler : « La force est comme un contaminant, une maladie qui, une fois inoculée, deviendra graduellement mais inexorablement universelle dans le système des sociétés concurrentes »11. Le seul acte de violence de Chekhem contre Dina a contraint deux des fils de Jacob dans des représailles violentes et, au final, tout le monde fut contaminé ou mort. Ceci est révélateur de la profondeur morale de la Torah, qui ne nous cache pas cette terrible vérité en décrivant un camp comme coupable et l’autre comme innocent.
La violence souille chacun d’entre nous. Ce fut le cas hier, et ça l’est toujours aujourd’hui.
Une action désavouée par la Torah : voire Deut. 13:13-19, 1 Samuel 15:13-26, Esther 9:10, 9:15-16.
Le Midrach est critique à l’égard de Dina : voir Midrach Aggada (Buber) à Gen. 34:1. Le Midrach Sekhel Tov est même critique vis-à-vis de sa mère, Léa, qui lui a donné l’autorisation de sortir à Chekhem.
Maïmonide, Michné Torah, Hilkhot Melakhim 9:14.
Arama, Akédat Its’hak, Genèse, Vayera, Porte 20, s.v. UVeMidrash
Sternberg, Meir. The Poetics of Biblical Narrative: Ideological Literature and the Drama of Reading. Bloomington: Indiana UP, 1985. 444-81.
El’hanan Samet, Iyyunim be-Parshat ha-Shevuah, third series, Israel: Yediot Aharonot, 2012, 149-171.
Andrew Bard Schmookler, The Parable of the Tribes: The Problem of Power in Social Evolution. Berkeley: U of California, 1984.
Ibid., 21.
Ibid., 22.
Cité par Rachi ad loc.
Schmookler, ibid., 22.
Série : Essais sur l’éthique
Livre : A- Bereshit
Parasha : A08- Vayishlach, Genèse 32:4 - 36:43
Page d’origine : The Parable of the Tribes
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