Sagesse de Rabbi Sacks
Sagesse, de Rabbi Sacks
La naissance du pardon (Vayigash)
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La naissance du pardon (Vayigash)

Le pardon ne peut avoir cours que dans une culture au sein de laquelle le repentir existe.
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Chers amis,

Alors que les bougies de Hanouka illuminent nos maisons, nous nous rappelons les leçons intemporelles que cette fête contient, non seulement pour les communautés juives, mais pour le monde entier. Rabbi Sacks, dont les enseignements continuent d’inspirer au-delà des croyances et des frontières, a expliqué que Hanouka est plus que la célébration d’un miracle. C’est un appel à l’action, un rappel du pouvoir de la foi, du courage et de la résilience.

Rabbi Sacks a enseigné que, même si une bougie semble petite, elle a le pouvoir d’en allumer d’autres, créant ainsi une vague d’illumination. « Partagez votre judaïsme avec les autres. Prenez la flamme de votre foi et aidez à enflammer d’autres âmes. »

Cette année, ce message est particulièrement poignant alors que nous prions pour le retour sain et sauf des otages et pour la paix en Israël. Hanouka nous rappelle que, même dans les moments les plus sombres, la plus petite lumière peut repousser la nuit.

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Je vous souhaite à vous et à vos proches une joyeuse fête de Hanouka, pleine de sens et de paix.

Laurent

Texte inspiré par Joanna Benarroch.


La naissance du pardon

Vayigash, Genèse 44:18 - 47:27

Texte traduit par Liora Chartouni.

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Il y a des moments rares et particuliers où le monde change et où une nouvelle possibilité naît : lorsque les frères Wright ont réalisé le premier vol en 1903, en 1969 lorsque Neil Armstrong est devenu le premier homme à poser le pied sur la Lune, ou encore lorsque, il y a près de 6 000 ans, quelqu'un a découvert que les marques faites dans l'argile avec un bâton pouvaient, une fois l'argile séchée, devenir des signes permanents, donnant ainsi naissance à l'écriture et à la civilisation. En 1439, lorsque Johannes Gutenberg a inventé l'imprimerie à caractères mobiles (bien que les Chinois l'aient développée quatre siècles plus tôt) ; en 1821, lorsque Faraday a inventé le moteur électrique ; ou en 1990, lorsque Tim Berners-Lee a créé le Web.

Il existe un moment semblable dans la paracha de cette semaine qui fut, à sa façon, tout aussi transformateur que les événements énumérés plus haut. Ce moment survint lorsque Joseph révéla finalement son identité à ses frères. Alors qu’ils demeurèrent sous le choc et silencieux, Joseph tint ces paroles :

Je suis Joseph, votre frère que vous avez vendu pour l'Égypte. Et maintenant, ne vous affligez point, ne soyez pas irrités contre vous-mêmes de m'avoir vendu pour ce pays ; car c'est pour le salut que le Seigneur m'y a envoyé avant vous... Non, ce n'est pas vous qui m'avez fait venir ici, c'est D.ieu (Genèse 45:4-8).

Il s’agit du premier moment documenté dans l’histoire où un être humain pardonne à un autre.

Selon le Midrach, D.ieu nous avait pardonné avant cela1, mais pas selon le sens littéral du texte. Le pardon est remarquablement absent lors des épisodes du déluge, de la tour de Babel et de Sodome. Quand Abraham a formulé sa prière audacieuse pour les habitants de Sodome, il n’a pas demandé à D.ieu de leur pardonner. Son argument était une question de justice et non de pardon. Peut-être existe-t-il des innocents là-bas, cinquante ou même dix ? Il serait injuste qu’ils meurent. Leur mérite devrait donc sauver les autres, dit Abraham. Mais c’est tout à fait différent que de demander à D.ieu de leur pardonner.

Joseph pardonna. Ce fut une première dans l’Histoire. Mais la Torah sous-entend que les frères n’ont pas pleinement saisi la portée de ses paroles. Après tout, il n’employa pas de manière explicite le mot « pardon ». À la place, il leur dit de ne pas s’affliger. Il a dit « Ce n’est pas vous, mais D.ieu ». Il leur a dit que leur action a eu un résultat positif. Mais tout cela était théoriquement compatible avec le fait de les tenir responsables et de mériter une punition. C’est pourquoi la Torah rapporte un autre événement des années plus tard, après le décès de Jacob. Les frères tentèrent de rencontrer Joseph, craignant sa vengeance, et inventèrent une histoire :

Ils donnèrent donc l’ordre de dire à Joseph : ton père a donné ordre, avant sa mort, en disant : « Ainsi direz-vous à Joseph : ‘De grâce, veuille pardonner à présent l’action malveillante de tes frères et leur faute, car ils t’ont fait du mal.’ » Et maintenant accorde, de grâce, le pardon à l’action malveillante des serviteurs du D.ieu de ton père. Et Joseph pleura quand on lui parla. (Genèse 50:16-18)

Ce qu’ils dirent n’était qu’un mensonge, mais Joseph comprit pourquoi ils le dirent. Les frères employèrent le terme « pardon » - c’est la première fois qu’il apparaît explicitement dans la Torah - car ils ne savaient toujours pas ce que Joseph voulait dire. Quelqu’un peut-il vraiment pardonner ceux qui l’ont vendu en esclavage ? Joseph pleura parce que ses frères ne comprirent pas qu’il leur avait pardonné depuis longtemps. Il n’éprouvait aucune colère, aucun ressentiment, ni aucun désir de vengeance. Il avait surmonté ses émotions et pris du recul sur sa compréhension des événements.

Le pardon n’est pas présent dans toutes les cultures. Il ne s’agit pas d'un principe humain universel ni d'un impératif biologique. Nous le savons grâce à une étude fascinante de l’érudit américain David Konstan, Avant le pardon : Les origines d'une idée morale (Before Forgiveness: The Origins of a Moral Idea, 2010)2. Il y soutient que le concept de pardon n’existait pas dans la littérature des Grecs de l’Antiquité. Ils avaient autre chose, souvent confondu avec le pardon : l’apaisement de la colère.

Lorsque quelqu’un fait du mal à quelqu'un d'autre, la victime est en colère et cherche à se venger. C’est clairement dangereux pour l’auteur, et ce dernier tentera peut-être de faire en sorte que la victime se calme et passe à autre chose. Il trouvera peut-être des excuses : ce n’était pas moi, c’était quelqu’un d’autre. Ou bien, c’était moi, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. Ou encore, c’était moi, mais ce n’était pas grand-chose, et puis je t’ai fait du bien dans le passé, donc, tout compte fait, tu devrais laisser passer ça.

Pour faire autrement, ou en accord avec ces différentes stratégies, l’offenseur peut implorer, supplier, voire s’abaisser et s’humilier. C’est une façon de dire à la victime : « Je ne suis pas vraiment une menace ». Le mot grec sugnome, parfois traduit par pardon, signifie en réalité, selon Konstan, disculpation ou absolution. Ce n’est pas que je te pardonne pour ce que tu as fais, mais que je comprends pourquoi tu l’as fait - tu n’as pas pu t’en empêcher, tu as eu des circonstances atténuantes - ou bien je n’ai pas besoin de me venger, car tu m’as montré que tu me respectes. J’ai retrouvé ma dignité.

Il existe un exemple classique d’apaisement dans la Torah : le comportement de Jacob vis-à-vis d’Ésaü lors de leurs retrouvailles après une longue séparation. Jacob avait fui la maison après que Rébecca entendit qu’Ésaü planifiait de le tuer après la mort d'Isaac (Genèse 27:41). Avant la rencontre, Jacob lui envoie en cadeau un immense cheptel en disant : « Je veux l’apaiser par ce présent qui me précède, et après cela je verrai sa face ; peut-être m'acceptera-t-il » (Genèse 32:21). Lorsque les frères se rencontrent, Jacob se prosterne sept fois devant Ésaü, un rituel d’humiliation classique. Les frères se rencontrent, s’embrassent et se quittent, non pas parce qu’Ésaü a pardonné Jacob, mais parce qu’il a oublié ou qu’il a été apaisé.

L’apaisement comme méthode de gestion de conflit existe même chez les animaux. Le primatologue Frans de Waal a décrit des rituels de processus de paix chez les chimpanzés, les bonobos et les gorilles des montagnes3. Il existe des luttes de domination entre les animaux sociaux, mais il faut aussi trouver des moyens de rétablir l’harmonie au sein du groupe pour que celui-ci puisse survivre. Il existe donc des formes d’apaisement et des processus de paix qui précèdent la morale et qui existent depuis la naissance de l’humanité.

Ce n’est pas le cas du pardon. Konstan affirme que la première apparition de ce concept se trouve dans la Bible hébraïque, et il cite le cas de Joseph. Mais il n’explique pas pourquoi Joseph pardonne ni pourquoi cette idée et cette institution sont nées spécifiquement dans le judaïsme.

La réponse est que le judaïsme a donné naissance à une nouvelle forme de morale. Le judaïsme est, essentiellement, une éthique de la culpabilité, contrairement à la plupart des autres systèmes, qui sont des éthiques de la honte. L’une des différences fondamentales entre elles est que la honte se rattache à la personne. La culpabilité se rattache à l’action. Dans les cultures basées sur la honte, lorsqu’une personne commet une faute, il ou elle est entaché, marqué, sali. Dans les cultures basées sur la culpabilité, ce qui est mal n’est pas l’auteur, mais l’action, non pas le pécheur, mais le péché lui-même. La personne préserve sa valeur fondamentale (« l’âme que tu m’as donnée est pure », comme nous le lisons dans nos prières). C’est l’action qui doit être réparée, d’une manière ou d’une autre. C’est la raison pour laquelle il existe, dans les cultures de culpabilité, des processus de repentir, d’expiation et de pardon.

Voilà l’explication du comportement de Joseph depuis le moment où ses frères se présentent devant lui en Égypte pour la première fois, jusqu’au moment où, dans la paracha de cette semaine, il dévoile son identité et pardonne. C’est un cas d’école au cours duquel les frères se voient dispenser une leçon d’expiation, la première dans la littérature. Joseph leur apprend donc, tout comme la Torah nous l’enseigne à nous, ce que signifie mériter le pardon.

Rappelons-nous ce qui se passe. Il accuse d’abord les frères d’un crime qu’ils n’ont pas commis. Il affirme qu’ils sont des espions. Il les emprisonne pendant trois jours. Ensuite, il prend Siméon en otage et il leur dit qu’ils doivent maintenant rentrer chez eux pour ramener leur plus jeune frère Benjamin. En d’autres termes, il les force à rejouer la situation précédente où ils sont revenus chez leur père alors que l’un des frères, Joseph, avait disparu. Notez ce qui se passe ensuite :

Ils se dirent l’un à l’autre : « Nous méritons certes un châtiment (achemim) à cause de notre frère. Nous avons vu combien il était affligé lorsqu’il nous a suppliés de le garder en vie, mais nous ne l’avons pas écouté ; c’est pourquoi cette angoisse nous est arrivée. » … Ils ne savaient pas que Joseph pouvait les comprendre, car il se servait d’un interprète. (Genèse 42:21-23)

C'est la première étape du repentir. Ils reconnaissent avoir mal agi.

Ensuite, après la deuxième rencontre, Joseph fait placer sa coupe d'argent dans le sac de Benjamin. L’objet compromettant est retrouvé et les frères sont rappelés. On leur dit que Benjamin doit rester comme esclave.

Juda répondit : « Que dirons-nous à mon seigneur ? Comment parler et comment nous justifier ? Le Tout-Puissant a su atteindre l'iniquité de tes serviteurs. Nous sommes maintenant les esclaves de mon seigneur, nous et celui qui a été trouvé en possession de la coupe » (Genèse 44:16).

C'est la deuxième étape de la repentance. Ils confessent. Ils font même plus que cela ; ils admettent leur responsabilité collective. C’est important. Lorsque les frères ont vendu Joseph en esclavage, ce fut Juda qui avait suggéré de le faire (Genèse 37:26-27), mais ils étaient tous complices, sauf Ruben.

Pour finir, au point culminant de l’histoire, Juda lui-même s’exclama :

« Laisse-moi donc rester ton esclave à la place du jeune homme. Que le jeune homme retourne avec ses frères ! » (Genèse 42:33)

Juda, qui a vendu Joseph en tant qu’esclave, est maintenant disposé à devenir un esclave afin que son frère Benjamin puisse être libre. C’est ce que les Sages et Maïmonide qualifient de repentir complet, c’est-à-dire lorsque les circonstances se répètent et que vous avez une opportunité de commettre la même faute, mais vous vous en abstenez, car vous avez changé.

Maintenant, Joseph peut pardonner, car ses frères, menés par Juda, sont passés par les trois étapes de la repentance :

  1. l’aveu de la culpabilité,

  2. la confession,

  3. le changement du comportement.

Le pardon n’existe que dans une culture où existe le repentir. Le repentir présuppose que nous sommes des personnes libres et moralement responsables, tout particulièrement de changer quand nous reconnaissons une mauvaise action, que nous en assumons la responsabilité et que nous nous engageons à ne plus jamais la refaire. Cette possibilité de transformation morale n’existait pas en Grèce antique ou dans n’importe quelle autre culture païenne. La Grèce s’articulait autour d’une culture de la honte et de l’honneur, s’appuyant sur les concepts jumelés de nature et de destin4. Le judaïsme est une culture basée sur le repentir et le pardon, dont les idéaux centraux sont la volonté et le choix. Le concept de pardon fut ensuite adopté par le christianisme, de telle sorte que l’éthique judéo-chrétienne devienne le premier vecteur du pardon dans l’histoire.

Le repentir et le pardon ne sont pas deux idées parmi tant d’autres. Elles transforment la situation humaine. Pour la première fois, le repentir a établi la possibilité que nous ne soyons pas condamnés à répéter sans fin le passé. Quand je me repens, je montre que je peux changer. L’avenir n’est pas prédéterminé. Je peux le rendre différent de ce qu’il aurait pu être. Le pardon nous libère du passé. Le pardon brise l’irréversibilité de la réaction et de la revanche. Il consiste à défaire ce qui a été fait5.

L’humanité a changé le jour où Joseph a pardonné à ses frères. Quand nous pardonnons et que nous sommes dignes d’être pardonnés, nous ne sommes plus prisonniers de notre passé. La vie morale est celle qui laisse place au pardon.

1

Le Midrach suggère le fait que D.ieu pardonna partiellement, ou du moins amoindrit la punition d’Adam, Eve et Cain. Il est dit d’Ichmaël qu’il s’est repenti, et il y a des interprétations midrachiques qui identifient Kétoura, la femme qu’Abraham a épousé après la mort de Sarah, comme étant Hagar, signifiant qu’Abraham et Isaac se sont réunis et réconciliés avec la servante de Sarah et son fils.

2

David Konstan, Before Forgiveness: The Origins of a Moral Idea, Cambridge: Cambridge University Press, 2010.

3

Frans de Waal, Peacemaking among Primates, Cambridge, MA: Harvard University Press, 1989

4

Voir Bernard Williams, Shame and Necessity, Berkeley: University of California Press, 1993.

5

Hannah Arendt établit cette notion dans The Human Condition, Chicago: University of Chicago Press, 1958, 241.


Série : Essais sur l’éthique

Livre : A- Bereshit

Parasha : A11- Vayigash, Genèse 44:18 - 47:27

Page d’origine : The Birth of Forgiveness

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