Sagesse de Rabbi Sacks
Sagesse, de Rabbi Sacks
Jacob a-t-il eu raison de prendre la bénédiction ? (Toldot)
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Jacob a-t-il eu raison de prendre la bénédiction ? (Toldot)

Si vous aviez deux fils, l’un indifférent à l’art, l’autre passionné d’art et esthète, à qui donneriez-vous un Rembrandt qui fait partie de l’héritage familial depuis des générations ?

Jacob a-t-il eu raison de prendre la bénédiction ?

Toldot, Genèse 25:19 - 28:9

Texte traduit par Liora Chartouni.

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Jacob a-t-il eu raison de prendre la bénédiction d’Esaü en se déguisant ? A-t-il eu raison de duper son père en prenant à la place de son frère la bénédiction qu’Isaac cherchait à lui donner ? Rébecca a-t-elle eu raison de fomenter le plan et d’encourager Jacob à le mettre à exécution ? Il s’agit là de questions fondamentales. Ce qui est en jeu n’est pas seulement l’interprétation biblique, mais bien la vie morale elle-même. La manière dont nous lisons un texte façonne la personne que nous devenons.

Voici une première façon d'interpréter le récit. Rébecca eut raison de proposer ce plan et Jacob eut raison de le mettre à exécution. Rébecca savait que ce serait Jacob, et non Esaü, qui perpétuerait l’alliance et qui mettrait en œuvre la mission d’Abraham. Elle savait cela en se basant sur deux éléments.

D’abord, elle l’avait entendu de D.ieu lui-même, dans l’oracle qu’elle reçut avant la naissance des deux jumeaux :

 « Deux nations sont dans ton sein et deux peuples sortiront de tes entrailles ;

un peuple sera plus puissant que l’autre et l’aîné obéira au plus jeune. »

(Genèse 25:23)

Esaü était l’aîné, Jacob le plus jeune. C’était donc Jacob qui émergerait avec plus de force, Jacob qui était choisi par D.ieu.

Deuxièmement, elle avait regardé les jumeaux grandir. Elle savait qu’Esaü était un chasseur, un homme de violence. Elle avait vu qu’il était impétueux, versatile, un homme impulsif, et non pas calme et réfléchi. Elle l’avait vu vendre son droit d’aînesse pour un plat de lentilles. Elle l’avait vu « lorsqu’il mangea et but, se leva et ressortit. C'est ainsi qu'Ésaü dédaigna le droit d'aînesse » (Genèse 25:34). Quiconque dédaigne le droit d’aînesse ne peut être le gardien d’une alliance éternelle.

Troisièmement, juste avant l’épisode de la bénédiction, nous lisons : « Ésaü, âgé de quarante ans, prit pour femmes Judith, fille de Beéri le Héthéen et Bâsemath, fille d'Élôn le Héthéen. Elles furent une amère affliction pour Isaac et pour Rébecca. » (Genèse 26:34) Cela représentait une autre preuve de la compréhension erronée d’Esaü des exigences qu’implique l’alliance. En épousant une femme héthéenne, il fit à la fois preuve d’indifférence envers les sentiments de ses parents, et d’un manque de retenue dans le choix de son partenaire de vie qui était crucial pour être l’héritier d’Abraham.

La bénédiction devait aller à Jacob. Si vous aviez deux fils, l’un indifférent à l’art, l’autre passionné d’art et esthète, à qui donneriez-vous un Rembrandt qui fait partie de l’héritage familial depuis des générations ? Et si Isaac ne percevait pas la vraie nature de ses fils, s’il était « aveugle » non seulement physiquement mais également psychologiquement, ne serait-il pas nécessaire de le tromper ? Il était maintenant âgé, et si Rébecca n’était pas parvenue jusqu’à maintenant à lui faire voir la vraie nature de ses enfants, avait-elle une moindre chance de le faire aujourd’hui ?

Après tout, il ne s’agissait pas seulement d’un enjeu relationnel au sein de la famille. Il était question de D.ieu, du destin et de la vocation spirituelle. Il s’agissait de l’avenir d’un peuple entier, depuis que D.ieu avait répété à Abraham qu’il serait l’ancêtre d’une grande nation ; grande nation qui serait une bénédiction pour l’humanité toute entière. Et si Rébecca avait raison, alors Jacob avait raison de suivre ses instructions.

Rébecca était la femme que le serviteur d’Abraham avait choisi pour être l’épouse du fils de son maître, parce qu’elle était gentille et parce qu’au puits, elle lui avait donné de l’eau sans le connaître, ainsi qu’à ses chameaux. Rébecca n’était pas Marie-Antoinette, agissant par favoritisme ou par ambition. Elle était l’incarnation même de la bonté. Et si elle n’avait aucun autre moyen de s’assurer que la bénédiction serait donnée à celui qui allait l’honorer, dans ce cas la fin justifiait les moyens. C’est une façon de comprendre l’histoire et c’est cette explication qui a été adoptée par nombre de commentateurs.

Cependant, ce n’est pas la seule explication possible1. Considérons, par exemple, la scène qui s’est produite juste après que Jacob ait quitté son père. Esaü est retourné chasser et a apporté à Isaac la nourriture qu’il lui a demandée. Nous lisons ensuite cela :

Isaac fut saisi d'une frayeur extrême et il dit : « Quel est donc cet autre, qui avait pris du gibier et me l'avait apporté ? J'ai mangé de tout avant ton arrivée et je l'ai béni. Eh bien ! Il restera béni ! »

Ésaü, entendant les paroles de son père, poussa des cris bruyants et douloureux et il dit à son père « Moi aussi bénis-moi, mon père ! »

II répondit : « Ton frère a usé de ruse [be-mirma] et il a enlevé ta bénédiction. » Ésaü dit alors : « Est-ce parce qu'on l'a nommé Jacob qu'il m'a supplanté deux fois déjà ? II m'a enlevé mon droit d'aînesse et voici que maintenant il m'enlève ma bénédiction ! » Et il ajouta : « N'as-tu pas réservé une bénédiction pour moi ? » (Genèse 27:33-36)

Il est impossible de lire le chapitre 27 de la Genèse, c’est-à-dire le texte tel quel sans commentaire, sans éprouver plus d’empathie pour Isaac et Esaü que pour Rébecca et Jacob. La Torah manie l’émotion avec parcimonie. Elle est complètement silencieuse, par exemple, sur les sentiments d’Abraham et d’Isaac alors qu’ils s’avançaient vers l’épreuve de la ligature. Nous ne pouvons qu’être ébranlés par des phrases telles que « trembler violemment » et « poussa des cris bruyants et douloureux ». Voilà un vieil homme qui a été dupé par son jeune fils, et un jeune homme, Esaü, qui sent qu’on lui a retiré ce qui lui revient de droit. Les émotions provoquées par cette scène resteront en nous un long moment.

Considérons maintenant les conséquences. Jacob a dû rester loin de la maison pendant plus de vingt ans, craignant pour sa vie. Il subit ensuite une tromperie presque identique lorsque Lavan substitua Rachel par Léa. Lorsque Jacob a dit « Pourquoi m’as-tu trompé [rimitani] ? » Lavan a répliqué: « Ce n'est pas l'usage, dans notre pays, de marier la cadette avant l'aînée » (Genèse 29:25-26). Non seulement l’acte mais les mots également impliquent une punition, mesure pour mesure. La « tromperie » dont Jacob accuse Lavan est le même terme qu’Isaac utilisa à son encontre. La réponse de Lavan résonne comme une référence explicite à l’acte de Jacob, semblant dire « on ne fait pas chez nous ce que vous venez de faire chez vous ».

La tromperie de Lavan a eu pour résultat de causer des ennuis à Jacob pour le restant de sa vie. Il y avait des tensions entre Léa et Rachel. Il y avait de la haine entre leurs enfants. Jacob fut trompé à nouveau, cette fois-ci par ses fils, lorsqu’ils lui amenèrent la robe ensanglantée de Joseph : une autre tromperie du père par ses enfants impliquant des vêtements. Le résultat fut que Jacob fut privé de la compagnie de son fils préféré pendant vingt-deux ans, tout comme Isaac le fut de Jacob.

Après que Pharaon ait demandé à Jacob son âge, il lui répondit, « II a été court et malheureux, le temps des années de ma vie » (Genèse 47:9). C’est le seul personnage de la Torah à faire une telle remarque. Il est difficile de ne pas interpréter le texte comme une illustration précise du principe de mesure pour mesure : ce que tu as fait aux autres, les autres te le feront. La tromperie amène beaucoup de désarroi, qui a persisté à la génération suivante.

Ma lecture du texte est comme suit2. La phrase dans la prophétie que reçut Rébecca : Ve-rav yaavod tsair (Genèse 25:23), est ambigüe. Elle peut vouloir dire « l’aîné servira le plus jeune », mais également « le plus jeune servira l’aîné ». C’est ce que la Torah a qualifié de chiddah (Nombres 12:8), c’est-à-dire, une communication délibérément opaque, ambiguë. Cela suggère un conflit continu entre les deux fils et leurs descendants, mais ne révèle pas qui gagnerait.

Isaac comprit parfaitement la nature de ses deux fils. Il aimait Esaü mais cela ne l’aveugla pas pour autant sur le fait que Jacob serait l’héritier de l’alliance. Isaac a donc préparé deux séries de bénédictions, une pour Esaü et l’autre pour Jacob. Il bénit Esaü (Genèse 27:28-29) avec des présents qu’il pressentait qu’il allait apprécier : « Puisse-t-il t'enrichir, le Seigneur, de la rosée des cieux et des sucs de la terre, d'une abondance de moissons et de vendanges », c’est-à-dire la richesse. « Que des peuples t'obéissent ! Que des nations tombent à tes pieds ! Sois le chef de tes frères et que les fils de ta mère se prosternent devant toi ! », c’est-à-dire le pouvoir. Ce ne sont pas les bénédictions de l’alliance.

Les bénédictions de l’alliance que D.ieu avait donné à Abraham et Isaac étaient totalement différentes. Elles parlaient des enfants et de la terre. C’est cette bénédiction qu’Isaac a ensuite donné à Jacob avant qu’il ne quitte la maison (Genèse 28:3-4): « Le D.ieu tout puissant te bénira, te fera croître et multiplier et tu deviendras une congrégation de peuples », c’est-à-dire, les enfants. « Et il t'attribuera la bénédiction d'Abraham, à toi et à ta postérité avec toi, en te faisant possesseur de la terre de tes pérégrinations, que Dieu a donnée à Abraham », c’est-à-dire la terre. C’est la bénédiction qu’Isaac avait en tête pour Jacob depuis le début. Il n’y avait aucune nécessité de tromperie et de déguisement.

Jacob a finalement compris cela, probablement durant son combat contre l’ange la nuit précédant sa rencontre avec Esaü après leur longue séparation. Ce qui est survenu lors de cette rencontre est incompréhensible à moins que nous comprenions que Jacob rendait à Esaü les bénédictions qu’il lui avait prises. Les grands cadeaux tels que les chèvres et autre bétail représentaient « rosée des cieux et des sucs de la terre », c’est-à-dire la richesse. Le fait que Jacob se soit prosterné sept fois devant Esaü était sa manière d’être fidèle aux paroles suivantes : « que les fils de ta mère se prosternent devant toi », c’est-à-dire le pouvoir.

Jacob a rendu la bénédiction. Il l’a effectivement mentionné de manière explicite. Il dit à Esaü :

« Reçois donc le présent [birkati] que de ma part on t’a offert, puisque D.ieu m’a favorisé et que je possède suffisamment » (Genèse 33:11).

Sur cette lecture du récit, Rébecca et Jacob commirent une erreur, une erreur pardonnable et compréhensible, mais une erreur tout de même. La bénédiction qu’Isaac s’apprêtait à donner à Esaü n’était pas la bénédiction d’Abraham. Il avait l’intention de lui donner une bénédiction appropriée. Ce faisant, il agissait en se basant sur un cas précédent. D.ieu avait béni Ismaël avec les paroles suivantes « je ferai de toi une grande nation » (Genèse 21:18). Ce fut l’accomplissement de la promesse que D.ieu fit à Abraham plusieurs années auparavant lorsqu’Il lui dit que ce serait Isaac, et non pas Ismaël, qui perpétuerait l’alliance :

Abraham dit au Seigneur : « Puisse Ismaël, à tes yeux, mériter de vivre ! » Le Seigneur répondit : "Certes, Sarah, ton épouse, te donnera un fils, et tu le nommeras Isaac. Je maintiendrai mon pacte avec lui, comme pacte perpétuel à l'égard de sa descendance. Quant à Ismaël, je t'ai exaucé : oui, je l'ai béni ; je le ferai fructifier et multiplier à l'infini ; il engendrera douze princes, et je le ferai devenir une grande nation » (Genèse 17:18-21).

Isaac savait pertinemment cela car, selon la tradition midrachique, Ismaël et lui se réconcilièrent plus tard. Nous les voyons se tenir ensemble devant la tombe d’Abraham (Genèse 25:9). Il se peut que ce fut quelque chose que Rébecca ne savait pas. Elle associait bénédiction et alliance. Elle n’était peut-être pas au courant qu’Abraham voulait qu’Ismaël le bénisse malgré le fait qu’il n’hériterait pas de l’alliance, et que D.ieu avait accepté sa demande.

Si c’est le cas, il est donc possible que ces quatre personnes aient agi de manière vertueuse en comprenant la situation, mais une tragédie est tout de même survenue. Isaac avait raison d’espérer qu’Esaü soit béni tout comme Abraham l’espérait pour Ismaël. Esaü a agi de manière honorable envers son père. Rébecca cherchait à préserver l’avenir de l’alliance. Jacob eut des scrupules mais écouta ce que sa mère lui dit, sachant qu’elle n’aurait jamais proposé une tromperie sans avoir une solide raison morale derrière.

Avons-nous ici une histoire avec deux interprétations possibles ? Peut-être, mais ce n’est pas la meilleure façon de décrire tout cela. Ce que nous avons ici, et il existe d’autres exemples dans la Genèse, c’est une histoire que nous comprenons d’une certaine façon la première fois que nous l’entendons, et d’une toute autre manière une fois que nous avons découvert et analysé ce qui s’est ensuite produit. C’est uniquement à la lecture du sort de Jacob dans la maison de Lavan, la tension entre Léa et Rachel, et l’animosité entre Joseph et ses frères que nous pouvons retourner lire le passage dans le chapitre 27 de la Genèse, le chapitre de la bénédiction, avec un éclairage nouveau et une plus grande profondeur.

Une erreur honnête est une chose qui existe, et il s’agit d’un signe de la grandeur de Jacob qu’il l’ait reconnu et qu’il fit amende honorable auprès d’Esaü. Lors de leur fameuse rencontre vingt-deux ans plus tard, les frères séparés se voient, s’embrassent, se quittent amicalement et chacun reprend son propre chemin. Mais Jacob dut d’abord se battre avec un ange.

Telle est la vie morale. Nous apprenons en faisant des erreurs. Nous vivons notre vie en allant de l’avant, mais nous la comprenons qu’avec un regard rétrospectif. C’est seulement à ce moment-là que nous nous rendons compte des mauvaises directions que nous avons prises. Cette découverte est parfois notre plus grand moment de vérité morale.

Il existe une bénédiction qui est propre à chacun de nous. Cela n’était pas uniquement vrai pour Isaac, mais pour Ismaël également, pour Jacob et pour Esaü. Cette morale ne pouvait être plus puissante. Ne cherchez jamais à prendre la bénédiction de votre frère. Soyez satisfait de celle que vous avez3.

1

Certaines lectures critiques du comportement de Rébecca et de Jacob apparaissent dans plusieurs oeuvres midrachiques: Genèse Rabba, Tan’houma (Buber), Yalkout Réouveni, Midrach ha-Neelam et Midrach So’her Tov (Psaume 80:6). Parmi les commentateurs, on retrouve : R. Eliezer Ashkenazi, Tzeda le-Derekh, et R. Yaakov Zvi Mecklenberg, Ha-Ktav veha-Kabbala. Toutes ces interprétations sont basées sur les indices textuels cités dans ce qui suit.

2

Pour une explication plus détaillée, voir Jonathan Sacks, Covenant and Conversation Genesis: The Book of Beginnings, Maggid Books, 2009, 153-158, 219-228.

3

Cela deviendra le dixième des Dix Commandements.


Série : Essais sur l’éthique

Livre : A- Bereshit

Parasha : A06- Toledot, Genèse 25:19 - 28:9

Page d’origine : Was Jacob Right To Take Esau's Blessing?

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