Guérir le cœur des ténèbres
Parasha : Mishpatim, Exode 21:1-24:18
Texte traduit par Laurent Beyer.
Le Jobbik, autrement connu sous le nom de Mouvement pour une meilleure Hongrie, est un parti politique hongrois ultranationaliste fondé en 2003 et qui a été décrit comme fasciste, néonazi, raciste et antisémite. Il a accusé les Juifs de faire partie d’une « cabale d’intérêts économiques occidentaux » qui tente de contrôler le monde : le pamphlet également connu sous le nom des Protocoles des Sages de Sion, une fiction créée par des membres des services secrets tsaristes à Paris à la fin des années 1890 et révélée comme étant un faux par le Times en 19211. Une fois, le Parti Jobbik a même demandé la publication d’une liste de tous les juifs au sein du gouvernement hongrois. Il est préoccupant que, lors des élections législatives hongroises d’avril 2014, il ait obtenu plus de 20 % des suffrages, ce qui en fait le troisième parti le plus important du pays.
Jusqu’en 2012, l’un des membres les plus influents de ce mouvement était un jeune homme politique de vingt ans, Csanád Szegedi. Szegedi était considéré comme l’avenir de ce mouvement, son futur chef. Cependant, en 2012, Szegedi a découvert qu’il était juif.
Certains membres du Jobbik voulaient l'empêcher de progresser et ont passé du temps à enquêter sur son passé pour voir s'ils pouvaient trouver quelque chose qui pourrait lui porter préjudice. Ils ont découvert que sa grand-mère maternelle était une survivante juive d'Auschwitz. Son grand-père maternel aussi. La moitié de la famille de Szegedi a été tuée pendant la Shoah.
Les opposants de Szegedi ont commencé à partager les informations de son ascendance juive sur Internet. Szegedi lui-même a rapidement découvert ce qui se disait et a décidé de vérifier si ces affirmations étaient vraies. Elles l'étaient. Après Auschwitz, ses grands-parents, autrefois juifs orthodoxes, avaient décidé de cacher complètement leur identité. Quand sa mère avait 14 ans, son grand-père lui avait révélé le secret, mais lui avait ordonné de ne le révéler à personne. Szegedi savait désormais la vérité sur lui-même.
Szegedi a décidé de quitter le parti et d’en apprendre davantage sur le judaïsme. Il s’est adressé au rabbin Habad local, Slomó Köves, qui a d’abord cru qu’il plaisantait. Il a néanmoins pris des dispositions pour que Szegedi suive des cours sur le judaïsme et vienne à la synagogue. Au début, dit Szegedi, les gens ont été choqués. Certains l’ont traité de « lépreux ». Mais il a persisté. Depuis, il va à la synagogue, observe le shabbat, a appris l’hébreu, s’appelle Dovid et a subi une circoncision en 2013 avec un mohel ultra-orthodoxe. Il s’est marié et a deux enfants.
Lorsqu’il avoua pour la première fois la vérité sur ses origines juives, un de ses amis du parti Jobbik lui dit : « Le mieux serait qu’on te tue pour que tu sois enterré comme un Hongrois pur sang. » Un autre lui demanda de présenter des excuses publiques. C’est ce commentaire, dit-il, qui l’a poussé à quitter le parti. « Je me suis dit : attends une minute, je suis censé m’excuser pour le fait que ma famille ait été tuée à Auschwitz ? »2.
La prise de conscience de sa judéité a changé sa vie et sa vision du monde. Aujourd’hui, dit-il, sa priorité en tant qu’homme politique est de défendre les droits de l’homme pour tous. « Je suis conscient de ma responsabilité et je sais que je devrai y remédier à l’avenir »3.
L’histoire de Szegedi n’est pas seulement une curiosité. Elle nous emmène au cœur même de la nature étrange et tendue de notre existence en tant qu’êtres moraux. Ce qui nous rend humains, c’est le fait que nous sommes rationnels, réfléchis, capables de lier les choses entre elles. Nous ressentons de l’empathie et de la sympathie, et cela commence très tôt. Même les nouveau-nés pleurent lorsqu’ils entendent un autre enfant pleurer. Nous avons des neurones miroirs dans le cerveau qui nous font grimacer lorsque nous voyons quelqu’un d’autre souffrir. L’homo sapiens est l’animal moral.
Pourtant, une grande partie de l’histoire de l’humanité est faite de violence, d’oppression, d’injustice, de corruption, d’agression et de guerre. Et, historiquement, il n’y a pas eu de différence significative entre les acteurs de cette histoire, qu’ils soient des barbares ou des citoyens d’une haute civilisation.
Les Grecs de l'Antiquité, maîtres de l'art, de l'architecture, du théâtre, de la poésie, de la philosophie et des sciences, se sont gâtés dans la guerre intestine du Péloponnèse entre Athènes et Sparte au cours du dernier quart du Ve siècle avant notre ère. Ils ne s'en sont jamais complètement remis. C'était la fin de l'âge d'or de la Grèce. Paris et Vienne, à la fin du XIXe siècle, étaient les principaux centres de la civilisation européenne. Mais elles étaient aussi les chefs de file mondiales de l'antisémitisme, Paris avec l'affaire Dreyfus et Vienne avec son maire antisémite, Karl Lueger, qu'Hitler a cité plus tard comme sa source d'inspiration.
Quand nous sommes bons, nous sommes un peu inférieurs aux anges. Quand nous sommes mauvais, nous sommes inférieurs aux bêtes. Qu'est-ce qui nous rend moraux ? Et qu'est-ce qui, malgré tout, rend l'humanité capable d'être si inhumaine ?
Platon pensait que la vertu était la connaissance. Si nous savons que quelque chose ne va pas, nous ne le ferons pas. Tout vice est le résultat de l’ignorance. Enseignez aux gens le vrai, le bien et le beau et ils se comporteront bien. Aristote soutenait que la vertu était une habitude, acquise dans l’enfance jusqu’à ce qu’elle fasse partie de notre caractère.
David Hume et Adam Smith, deux géants intellectuels des Lumières écossaises, pensaient que la moralité provenait de l’émotion, de la sympathie. Hume disait que la caractéristique la plus remarquable de la nature humaine était la « propension que nous avons à sympathiser avec les autres »4. Adam Smith entama sa Théorie des sentiments moraux (Theory of Moral Sentiments) en ces termes : « Aussi égoïste que l’on puisse supposer, il existe évidemment des principes dans la nature de l’Homme qui l’intéressent au sort des autres et rendent leur bonheur nécessaire pour lui, bien qu’il n’en tire rien d’autre que le plaisir de le voir »5. Emmanuel Kant, le rationaliste suprême, croyait que la rationalité elle-même était la source de la moralité. Un principe moral est celui que vous êtes prêt à prescrire à tout le monde. Par exemple, mentir ne peut pas être moral parce que vous ne souhaitez pas que les autres vous mentent.
Ces cinq points de vue ont chacun une part de vérité, et nous pouvons trouver des sentiments similaires dans la littérature rabbinique. Dans l’esprit de Platon, les Sages ont parlé du tinok shenishba, quelqu’un qui fait le mal parce qu’il n’a pas été éduqué pour savoir ce qui est juste6. Maïmonide, comme Aristote, pensait que la vertu venait de la pratique répétée. La loi juive, la Halakha, crée des habitudes du cœur. Les rabbins ont dit que les anges de bonté et de charité ont plaidé en faveur de la création de l’homme parce que nous ressentons naturellement de la compassion pour les autres, comme l’ont soutenu Hume et Smith. Le principe de Kant est similaire à ce que les Sages ont appelé sevarah, « raison ».
Mais ces réflexions ne font qu’approfondir la question. Si la connaissance, l’émotion et la raison nous conduisent à être moraux, pourquoi les humains haïssent-ils, blessent-ils et tuent-ils ? Une réponse complète prendrait plus de temps qu’une vie, mais il existe une réponse courte et simple : nous sommes des animaux tribaux. Nous nous regroupons en tribu. La moralité est à la fois la cause et la conséquence de ce fait. Nous sommes capables d’altruisme envers les personnes avec lesquelles nous sommes ou nous nous sentons liés. Mais envers les étrangers, nous ressentons de la peur, et cette peur est capable de nous transformer en monstres.
Selon l’expression de Jonathan Haidt, la morale « lie et aveugle » (binds and blinds)7. Elle nous lie aux autres par un lien d’altruisme réciproque. Mais elle nous aveugle aussi sur l’humanité de ceux qui se trouvent en dehors de ce lien. Elle unit et divise. Elle divise parce qu’elle unit. La morale transforme le « je » de l’intérêt personnel en « nous » du bien commun. Mais le fait même de créer un « nous » crée automatiquement un « eux », les personnes qui ne nous ressemblent pas. Même les religions les plus universalistes, fondées sur des principes d’amour et de compassion, ont souvent considéré ceux qui ne partagent pas la foi comme Satan, l’infidèle, l’antéchrist, l’enfant des ténèbres, l’irrédempteur. De nombreux groupes de leurs adeptes ont commis des actes de brutalité innommables au nom de D.ieu.
Ni la connaissance platonicienne, ni le sens moral d'Adam Smith, ni la raison kantienne n'ont pu guérir le cœur des ténèbres de la condition humaine. C'est pourquoi, dans la parasha d'aujourd'hui, deux phrases brillent comme le soleil émergeant de derrière d'épais nuages :
Vous ne maltraiterez pas l’étranger ni ne l’opprimerez d’aucune manière. Souvenez-vous que vous avez été vous-mêmes étrangers dans le pays d’Égypte. (Exode 22:21)
Vous n’opprimerez pas les étrangers. Vous savez ce que c’est d’être un étranger, car vous-mêmes avez été autrefois des étrangers dans le pays d’Égypte. (Exode 23:9)
Les plus grands crimes de l’humanité ont été commis contre l’étranger, l’outsider, celui qui n’est pas comme nous. Reconnaître l’humanité de l’étranger a été le point faible historique de la plupart des cultures. Les Grecs considéraient les non-Grecs comme des barbares. Les Allemands appelaient les Juifs des vermines, des poux, un cancer dans le corps de la nation. Au Rwanda, les Hutus appelaient les Tutsis des cafards. Déshumanisez l’autre et toutes les forces morales du monde ne vous sauveront pas du mal. La connaissance est réduite au silence, l’émotion anesthésiée et la raison pervertie. Les nazis se sont convaincus et ont réussi à convaincre les autres qu’en exterminant les Juifs, ils rendraient un service moral à la race aryenne8. Les kamikazes sont convaincus qu’ils agissent pour la plus grande gloire de D.ieu9. Et même aujourd’hui, depuis le 7 octobre 2023, l’antisémitisme est devenue une cause justifiée pour prétendre libérer des peuples opprimés. C’est la signature qui confirme l’existence du mal « altruiste ».
Et c’est ce qui rend ces deux commandements si importants. La Torah insiste sur ce point à maintes reprises : les rabbins ont dit que le commandement d’aimer l’étranger apparaît trente-six fois dans la Torah. La loi juive fait ici face directement au fait que prendre soin de l’étranger n’est pas quelque chose pour lequel nous pouvons compter sur nos ressources morales de connaissance, d’empathie et de rationalité. En temps normal nous le pouvons, mais dans des situations de stress élevé, lorsque nous sentons notre groupe menacé, nous ne le pouvons plus. Lorsque nous craignons l’étranger, les inclinations mêmes qui font ressortir le meilleur en nous – notre inclination génétique à faire des sacrifices pour le bien de nos proches – peuvent également faire ressortir le pire en nous. Nous sommes des animaux tribaux et nous sommes facilement menacés par les membres d’une autre tribu.
Ces commandements sont donnés peu de temps après l’Exode. Ils contiennent une idée radicale : Prendre soin de l’étranger est la raison pour laquelle les Israélites ont dû faire l’expérience de l’exil et de l’esclavage avant de pouvoir entrer en Terre promise et de construire leur propre société et leur propre État. D.ieu sous-entend que vous ne réussirez pas à prendre soin de l’étranger, tant que vous ne connaîtrez pas vous-mêmes dans vos os et dans vos tendons ce que c’est que d’être un étranger. Pour que vous n’oubliiez pas, je vous ai demandé de vous souvenir, chaque année à Pessa’h, du goût de l’affliction et de l’amertume, non seulement pour vous-mêmes, mais aussi pour vos enfants. Ceux qui oublient la condition d’étranger deviennent des oppresseurs pour les étrangers. Si les descendants d’Abraham maltraitent les étrangers, pourquoi les ai-Je choisis comme partenaires d’alliance ?
L’empathie, la sympathie, la connaissance et la rationalité suffisent généralement à nous permettre de vivre en paix avec les autres. Mais pas dans les moments difficiles. Serbes, Croates et musulmans ont vécu ensemble en paix pendant des années en Bosnie. Il en était de même pour les Hutus et les Tutsis au Rwanda. Le problème surgit dans les périodes de changement et de perturbation, lorsque les gens sont inquiets et effrayés. C’est pourquoi des défenses exceptionnelles sont nécessaires. C’est pourquoi la Torah parle de mémoire et d’histoire – des choses qui touchent au cœur même de notre identité. Nous devons nous rappeler ce que nous étions autrefois de l’autre côté de l’équation. Nous étions autrefois des étrangers : les opprimés, les victimes. Se souvenir du passé juif nous oblige à inverser les rôles. Au milieu de la liberté, nous devons nous rappeler ce que l’on ressent lorsqu’on est esclave.
Ce qui est arrivé à Csanád Szegedi, aujourd’hui Dovid, c’est exactement cela : une inversion de rôle. C’était un haineux qui a découvert qu’il appartenait à ceux que l’on déteste. Ce qui l’a guéri de l’antisémitisme, c’est la découverte de l’inversion de rôle, qu’il a faite en se découvrant qu’il était juif. Pour lui, cette découverte a changé sa vie. La Torah nous enseigne que l’expérience de nos ancêtres en Égypte devait également changer notre vie. Après avoir vécu et souffert en tant qu’étrangers, nous sommes devenus le peuple à qui il a été ordonné de prendre soin des étrangers.
La meilleure façon de guérir l'antisémitisme est de faire vivre aux gens ce que l'on ressent en tant que juif. La meilleure façon de guérir l'hostilité envers les étrangers est de se rappeler que nous aussi, du point de vue d’un autre, sommes des étrangers. La mémoire et l'inversion des rôles sont les ressources les plus puissantes dont nous disposons pour guérir l'obscurité qui peut parfois occulter l'âme humaine.
Marcin Goettig et Christian Lowe, Special Report: From Hungary, far-right party spreads ideology, tactics, Reuters, http://www.reuters.com/article/us-europe-farright-special-report-idUSBREA380IU20140409#PUagU6ZvCiQtZgD8.99 (accessed December 22, 2015).
Ofer Aderet, Former Anti-Semitic Hungarian Leader Now Keeps Shabbat, Haaretz, October 21, 2013.
Dale Hurd, Crisis of Conscience: Anti-Semite Learns He’s a Jew, Christian Broadcasting Network, December 6, 2013, http://www.cbn.com/cbnnews/world/2013/August/Crisis-of-Conscience-Anti-Semite-Learns-Hes-a-Jew/.
Of Pride and Humility, part I., section XI, T 2.1.11.2. 112
Theory of Moral Sentiments (CreateSpace, 2013), 9.
Voir Chabbat 68b; Maïmonide, Michné Torah, Hilkhot Mamrim 3:3. Cela s’applique certainement aux lois rituelles ; l’application aux lois morales est un sujet de discussion.
Jonathan Haidt, The Righteous Mind: Why Good People Are Divided by Politics and Religion (New York: Pantheon, 2012).
Voir Claudia Koonz, The Nazi Conscience. Cambridge, MA: Belknap, 2003.
Voir Scott Atran, Talking to the Enemy: Faith, Brotherhood, and the (Un)Making of Terrorists (New York: Ecco, 2010). Le texte classique est Eric Hoffer, The True Believer: Thoughts on the Nature of Mass Movements (New York: Harper and Row, 1951).
Série : Essais sur l’éthique
Livre : B- Shemot
Parasha : Mishpatim, Exode 21:1-24:18
Page d’origine : Healing the Heart of Darkness
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