Sagesse de Rabbi Sacks
Sagesse, de Rabbi Sacks
À quel point les matriarches et patriarches étaient-il parfaits ? (Lech Lecha)
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À quel point les matriarches et patriarches étaient-il parfaits ? (Lech Lecha)

Dans le judaïsme, la vie morale consiste à apprendre et à grandir, en ayant à l’esprit que même les plus grands ont des failles et que même les pires individus ont des qualités salvatrices.

À quel point les matriarches et patriarches étaient-il parfaits ?

Lech Lecha, Genèse 12:1 - 17:27

Texte traduit par Liora Chartouni.

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Dans une exceptionnelle série de commentaires portant sur la Paracha de cette semaine, Ramban (Na’hmanide, 1194-1270) adresse de sévères critiques à l’encontre d’Abraham et de Sarah. La première salve de critiques concerne la décision d'Abraham de quitter le pays de Canaan et d'aller en Égypte parce qu' « il y avait une famine dans le pays » (Genèse 12:1). Ramban dit :

Avraham, notre patriarche, commit involontairement une grande faute en mettant sa femme vertueuse face à un risque de péché parce qu’il prit peur pour sa vie. En sachant cela, il aurait dû avoir confiance dans le fait que D.ieu les aurait secouru, lui, sa femme et tous ses biens,
car D.ieu a assurément le pouvoir de venir en aide et de secourir. Son départ de la terre qui lui avait été donnée depuis le début, en raison de la famine, fut également un péché commis, car la famine aurait été une expiation de la mort. En raison de cet acte, l’exil en Egypte sous la domination de Pharaon fut décrété pour ses descendants1.

Selon Ramban, Avraham aurait dû rester en terre de Canaan en ayant confiance en D.ieu, qui lui enverrait sa subsistance en dépit de la famine. Non seulement Avraham eut tort de partir, mais il mit Sarah dans une posture morale périlleuse car, à cause du départ en Egypte, elle fut contrainte de mentir en disant qu’elle était la soeur d’Avraham et non son épouse ; elle fut conduite dans le harem de Pharaon où elle aurait été forcée à l’adultère.

Il s’agit là d’un jugement particulièrement sévère, renforcé de surcroît par l’affirmation de Ramban indiquant que c’est à cause de ce manque de foi que les enfants d’Avraham furent condamnés à l’exil en Egypte des siècles plus tard.

Plus loin dans la Paracha, Ramban critique également les actions de Sarah. Désespérée par le risque qu’elle ne puisse jamais avoir d’enfants, elle demande à Avraham d’aller avec sa servante Agar dans l’espoir qu’elle puisse lui donner un enfant. Avraham s’exécute, et Agar tombe enceinte. Le texte dit ensuite qu’Agar “commença à dédaigner sa maîtresse” (Béréchit 16:4). Sarah s’en plaint à Avraham, puis elle “humilia Agar” (Béréchit 16:6), qui prit la fuite dans le désert. Ramban écrit à propos de cet épisode :

Notre matriarche (Sarah) pécha par cet accablement, tout comme Avraham qui lui permit d’agir de la sorte. D.ieu entendit sa plainte (Agar) et lui donna un fils qui serait un homme féroce, affligeant la postérité d’Avraham et Sarah par toutes sortes de calamités. (Ramban, commentaire sur Béréchit 16:6).

Le jugement moral est ici plus simple à comprendre. La conduite de Sarah peut sembler instable et rude. La Torah elle-même indique que Sarah “affligea” Agar. Pourtant, Ramban semble souligner que c’est cet épisode, d’un ancien passé, qui explique les souffrances juives subies par la main des musulmans (descendants d’Ichmaël) à une époque beaucoup plus éloignée.

Défendre Avraham et Sarah vis-à-vis de ces épisodes n’est pas difficile, d’autres commentateurs le font. Avraham n’était pas censé savoir que D.ieu réaliserait un miracle en le sauvant avec Sarah de la famine s’ils étaient restés à Canaan. Il n’était pas censé savoir non plus que les égyptiens mettraient sa vie en danger et placeraient Sarah face à un dilemme moral. Ne s’étant jamais rendus en Egypte, il ne pouvait pas anticiper à quoi s’attendre.

S’agissant de Sarah et Agar, bien qu’un ange ait ramené Agar au foyer, Sarah la bannit à nouveau plus tard, après les naissances d’Ichmaël et d’Its’hak. Cette fois-ci, malgré les protestations d’Avraham, D.ieu lui dit de faire ce que Sarah dit. Il est du coup aisé de répondre aux critiques de Ramban. Pourquoi les a-t-il donc émises ?

Il est évident que Ramban n’a pas rédigé ces commentaires avec légèreté. Il était mû, je suppose, par une toute autre considération, littéralement la justice de l’histoire. Pourquoi les Israélites ont-ils souffert de l’exil et de l’esclavage en Egypte ? Pourquoi, à l’époque où vécut Ramban, les juifs furent-ils exposés aux attaques d’islamistes radicaux, les Almohades, qui mirent fin à l’âge d’or en Espagne dont ils avaient bénéficié à l’ère de la dynastie des Omeyyades, plus tolérante ?

Ramban pensait, comme nous le récitons dans nos prières, que “c’est à cause de nos péchés que nous fûmes exilés de notre terre”. Mais, à l’époque de Yaakov, quels péchés passibles d’exil commirent les Israélites ? Il pensait aussi que “les actions des pères sont un signe pour les enfants” (Commentaire sur Béréchit 12:6), et que ce qui s’était passé durant la vie des patriarches annonçait ce qui arriverait à leurs descendants. Qu’avaient-ils bien pu faire à Ichmaël pour être dédaignés par les musulmans ? Une lecture minutieuse du texte biblique dirigea Ramban vers le traitement infligé par Sarah à Agar.

Les commentaires de Ramban font sens lorsqu’ils sont compris dans la lecture de l’histoire juive, mais, là aussi, non sans difficultés. La Torah dit explicitement que D.ieu est à même de punir “les enfants et les petits-enfants (pour le méfait des parents) jusqu'à la troisième et à la quatrième descendance” (Chemot 34:7) mais pas au-delà. Les rabbins limitèrent cette sanction dans les cas où “les enfants poursuivent les péchés de leurs parents.” (Rachi sur Chémot 34:7, Jérémie 31:28, et Ezéchiel 18:2). Jérémie et Ezéchiel dirent tous deux que plus personne ne dirait que “les parents ont mangé des raisins acides et les dents de leurs enfants en sont irritées.” Sur le plan juif et éthique, le transfert des péchés de génération en génération pose problème.

Ce qui est extrêmement intéressant dans l’approche du Ramban concernant Avraham et Sarah, c’est sa volonté de pointer leurs défauts de comportement. Cette approche répond à une question fondamentale dans notre compréhension des événements de la Genèse. Comment pouvons-nous juger nos ancêtres bibliques lorsque leurs comportements semblent poser problème : par exemple, Yaakov prenant la bénédiction d’Esaü en se déguisant, ou la brutalité de Chimon et de Lévi dans l’opération de sauvetage de leur sœur Dina ?

Les histoires de la Genèse nous laissent souvent perplexes sur le plan moral. La Torah rend rarement un verdict explicite et sans ambiguïté sur la conduite des individus. Cela signifie qu’il est parfois compliqué d’enseigner ces épisodes en tant que guide comportemental. Ces difficultés menèrent à la réinterprétation systématique des rabbins dans le Midrach de telle façon que le blanc et le noir remplacent les subtiles nuances de gris.

Par exemple, les mots “Sarah vit le fils d’Agar l’égyptienne...se livrer à des railleries” (Béréchit 21:9), furent compris par les Sages comme indiquant qu’Ichmaël, âgé de treize ans, se rendit coupable d'idolâtrie, de relations sexuelles interdites ou de meurtre. Ce n’est clairement pas le sens littéral du verset, mais davantage une interprétation qui justifierait l’insistance de Sarah pour qu’Ichmaël soit renvoyé.

Rav Tsvi Hirsch ‘Hayot expliqua que la tendance du Midrach à magnifier les héros et à démoniser les méchants revêt une visée éducative. Le sens du mot Torah est “enseignement” ou “instruction”, et il est difficile d’enseigner l’éthique par le biais d’histoires dont les personnages sont caractérisés par la complexité et l'ambiguïté.

Pourtant, la Torah dépeint ses acteurs avec des nuances de gris. Pourquoi cela ? Il nous donne trois raisons.

Premièrement, la vie morale n’est pas quelque chose que nous pouvons comprendre profondément d’une traite. Quand nous sommes des enfants, nous écoutons des histoires de héros et de méchants. Nous apprenons à opérer des distinctions basiques : vrai et faux, bon et mauvais, permis et interdit. Toutefois, lorsque nous grandissons, nous commençons à nous rendre compte de la difficulté à prendre des décisions. Dois-je aller en Egypte ? Dois-je rester à Canaan ? Dois-je être compatissante avec le fils de ma servante, au risque qu’il puisse éventuellement exercer une influence néfaste sur mon enfant, choisi par D.ieu pour une mission sacrée ? Quiconque pense que des décisions de cette ampleur sont faciles à prendre n’est pas encore mature sur le plan moral. Ainsi, la meilleur voie d’enseignement de l’éthique est de le faire via des histoires qui peuvent être lues à différents niveaux et moments de notre vie.

Deuxièmement, il n’y a pas que les décisions difficiles à prendre. Les personnes possèdent également leur complexité. Pas un seul individu dans la Torah n’est dépeint comme étant parfait. Noé, le seul personnage dans le Tanakh à être appelé “juste”, finit ivre et débraillé. Moïse, Aaron et Myriam sont tous les trois punis pour leurs péchés. Il en est de même pour le roi David. Salomon, le plus sage des hommes, finit sa vie en tant que roi complètement discrédité. Nombre de prophètes ont aussi vécu de sombres périodes de désespoir. “Il n’existe personne de tellement juste sur terre”, dit Kohelet, “qui ne fasse que le bien sans jamais pécher”. Il n’existe aucune littérature religieuse qui se soit autant éloignée de l’hagiographie, de l’idéalisme et du culte des héros.

D’un autre côté, même les personnages aux antipodes des héros sont doués d’une certaine grâce rédemptrice. Esaü est un fils aimant, et quand il rencontre son frère Yaakov après une longue séparation, ils s’enlacent, s’embrassent avant de reprendre leur chemin respectif, séparément. Lévi, condamné par Yaakov pour sa violence, méritera des petits-enfants qui s’appelleront Moïse, Aaron et Myriam. Même Pharaon, l’homme qui réduisit les Israélites en esclavage, avait pour fille une héroïne morale. Les descendants de Kora’h psalmodiaient dans le temple de Salomon. Il s’agit aussi ici de maturité morale, a des années-lumière de la vision binaire adoptée par un grand nombre de religions, même par certaines sectes juives (comme la secte de Qumran, celles des manuscrits de la mer Morte), qui divisent l’humanité entre la lumière et les ténèbres.

En fin de compte, et c’est le plus important, la Torah, plus que toute autre écrit religieux, opère une distinction absolue entre le ciel et la terre, entre D.ieu et les êtres humains. Parce que D.ieu est D.ieu, il y a de la place pour que les humains puissent être humains. La ligne qui les sépare n’est jamais floue dans le judaïsme. Cette rareté est relevée par Walter Kaufmann :

En Inde, le jina et le bouddha, fondateurs de deux nouvelles religions au sixième siècle avant l’ère commune, ne sont devenus que plus tard l’objet d’un culte par leurs adeptes. En Chine, Confucius et Lao Tseu accédèrent à leur déification. Pour ceux qui ne sont pas chrétiens,Jésus paraît symboliser un cas parallèle. En Grèce, les héros de l’antiquité étaient considérés être les enfants d’un dieu ou de déesses, et la ligne de démarcation entre les dieux et les hommes devint poreuse. En Egypte, le Pharaon était perçu comme une divinité2.

Kaufmann explique qu’en Israël, “aucun humain n’a jamais été l’objet d’un culte ou s’est vu accorder un statut de demi-dieu. C’est l’un des faits les plus extraordinaires à propos de la religion de l’Ancien Testament”3. Il n’y a jamais eu de culte de Moïse ou de n’importe quel autre personnage biblique. Pour cette raison, “nul n’a connu sa sépulture jusqu’à ce jour” (Dévarim 34:6), de façon à ce qu’elle ne puisse jamais devenir un site de pèlerinage.

Aucune religion n’a une vision plus élevée de l’humanité que le Livre qui nous enseigne que nous sommes à l’image de D.ieu et Son semblable. Et pourtant, aucune n’a été plus sincère sur les défaillances, même des plus grands. D.ieu ne nous demande pas d’être parfait. Il nous demande, à la place, de prendre des risques dans la recherche du juste et du bien, en reconnaissant les erreurs que nous serons immanquablement amenés à commettre.

Dans le judaïsme, la vie morale consiste à apprendre et à grandir, en ayant à l’esprit que même les plus grands ont des failles et que même les pires individus ont des qualités salvatrices. Le judaïsme en appelle à notre propre humilité, et à la générosité envers les autres. Cet unique alliage d’idéalisme et de réalisme représente la moralité dans ce qu’elle a de plus exigeant et de plus mature.

1

Ramban, Commentaires sur la Genèse 12:10, basé sur le Zohar, Tazria, 52a.

2

Walter Kaufmann, The Faith of a Heretic (Princeton, NJ: Princeton University Press, 2015), 187–88

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