Un temps pour l’amour, un temps pour la justice
Vayeitzei, Genèse 28:10 - 32:3
Texte traduit par Liora Chartouni.
Le judaïsme est la religion suprême de l’amour, de trois amours. « Tu aimeras l'Éternel, ton D.ieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir ». (Deutéronome. 6:5) ; « Aime ton prochain comme toi-même » (Lévitique 19:18) et enfin « Vous aimerez l'étranger, vous qui fûtes étrangers dans le pays d'Egypte » (Deutéronome 10:19).
Non seulement le judaïsme n’est pas une religion d’amour, mais c’est aussi la première civilisation à placer l’amour au cœur de la vie morale. Lewis, dans son livre « L’Abolition de l’Homme » écrit en 1943, et d’autres ont souligné que toutes les grandes civilisations contiennent une règle d’or : agissez envers les autres de la manière dont vous voulez qu’ils agissent envers vous, ou, selon la formulation négative d’Hillel, « ne faites pas aux autres ce que vous détesteriez qu’on vous fasse » (Chabbath 31a). C’est ce que les théoriciens du jeu qualifient d’altruisme réciproque. Une certaine forme d’altruisme (en particulier la variante conçue par Martin Nowak d’Harvard appelée « généreuse ») a été démontrée par une simulation informatique comme étant la meilleure stratégie pour la survie de tout groupe.
Le judaïsme repose également sur la justice. Albert Einstein a parlé de « l’amour presque fanatique de la justice » qui lui a fait remercier sa bonne étoile d’être né juif. Le seul endroit dans la Torah qui explique la raison pour laquelle Abraham fut choisi pour être le fondateur d’une nouvelle foi indique que : « Si je l'ai distingué, c'est pour qu'il prescrive à ses fils et à sa maison après lui d'observer la voie de l'Éternel, en pratiquant la vertu et la justice » (Genèse 18:19). Alors, pourquoi cette combinaison de justice et d’amour ? Pourquoi l’amour à lui seul ne suffit-il pas ?
Notre Paracha contient un passage captivant de quelques mots seulement qui nous offre la réponse. Rappelons le contexte. Jacob, fuyant sa maison, trouve refuge chez son oncle Lavan. Il tombe amoureux de Rachel, la fille cadette de Lavan, et travaille pendant sept ans afin de l’épouser. Il se fait tromper au moment du mariage et, lorsqu’il se réveille le lendemain matin, il découvre qu’il a épousé la sœur aînée de Rachel, Léa. Livide, il entre en confrontation avec Lavan qui réplique : « Ce n'est pas l'usage, dans notre pays, de marier la cadette avant l'aînée » (Genèse 29:26). Il dit à Jacob qu’il peut se marier avec Rachel aussi, en échange de sept années supplémentaires de travail.
Nous lisons, ou plutôt nous entendons, une série de paroles très marquantes. Afin de comprendre leur impact, nous devons nous rappeler que depuis l’antiquité jusqu’à l’invention de l’imprimerie, peu de livres existaient. La plupart des gens (mis à part ceux qui se tenaient à la Bima) écoutaient la Torah à la synagogue. Ils ne la voyaient pas en version imprimée. La phrase Kriat ha-Torah ne veut pas dire lecture de la Torah, mais bien sa proclamation, faisant en sorte qu’elle soit une déclaration publique.
Il existe une différence fondamentale entre lire et entendre, dans la manière dont nous intégrons l’information. En lisant, nous pouvons voir tout le texte - la phrase, le paragraphe - en une fois. L’écoute ne permet pas cela. Nous entendons seulement un mot à la fois, et nous ne savons pas à l’avance comment une phrase ou un paragraphe se conclura. Certains des procédés littéraires les plus impactants d’une culture orale se produisent lorsque les mots d’ouverture d’une phrase nous mènent à anticiper sa fin et, à la place, nous en rencontrons une autre.
Nous entendons des mots poignants ici. La phrase commence par : « Et il (Jacob) aimait aussi Rachel » (Genèse 29:30). C’était ce que nous attendions et espérions. Jacob a maintenant deux femmes, deux sœurs, ce que la loi juive interdira plus tard. C’est une situation extrêmement tendue. Mais notre première impression est que tout ira bien. Il les aime toutes les deux.
Cependant, cette attente est anéantie par la seconde partie de la phrase : « plus que Léa ». « Jacob aimait aussi Rachel plus que Léa ». Non seulement on ne s’attend pas du tout à cela, mais c’est en plus grammaticalement impossible. Vous ne pouvez avoir une phrase qui dit « X aimait aussi Y plus que Z ». « Aussi » et « plus que » se contredisent. Il s’agit de l’une des rares occasions marquantes où la Torah emploie délibérément une syntaxe fracturée pour indiquer une relation fracturée.
Vient la phrase suivante et elle est choquante : « Le Seigneur considéra que Léa était dédaignée » (Genèse 29:31). Léa était-elle vraiment dédaignée ? Non. La phrase précédente vient de nous révéler qu’elle était aimée. Qu’est-ce que la Torah veut dire par « dédaignée » ? Elle veut nous signifier que c’est la manière dont Léa se sentait. Oui, elle était aimée, mais moins que sa sœur. Léa savait, et ce depuis sept ans, que Jacob était éperdument amoureux de sa soeur cadette Rachel, pour qui la Torah dit qu’il a travaillé pendant sept ans, « mais elles furent à ses yeux comme quelques jours, tant il l'aimait » (Genèse 29:20).
Léa n’était pas dédaignée : elle était moins aimée. Mais une personne qui se trouve dans cette situation ne peut s’empêcher de se sentir rejetée. La Torah nous enjoint à écouter la douleur de Léa dans les noms qu’elle donne à ses enfants. Elle nomme son premier enfant Ruben, en disant : « le Seigneur a vu mon humiliation, de sorte qu'à présent mon époux m'aimera ». Elle nomme le second Shimon, « Parce que le Seigneur a entendu que je n’étais pas aimée ». Elle nomme le troisième Lévi, en disant : « Désormais mon époux me sera attaché » (Genèse 29:32-35). Il existe une douleur palpable dans ces paroles.
Nous percevons le même ton plus tard lorsque Ruben, le premier-né de Léa, trouve des mandragores dans les champs. Les mandragores étaient perçues comme possédant des propriétés aphrodisiaques, aussi les donne-t-il à sa mère en espérant que son père sera attiré par elle. Rachel, qui vivait alors une souffrance d’une autre nature, celle de l’infertilité, voit les mandragores et demande à Léa de les lui donner. Léa dit tout de suite : « N'est-ce pas assez que tu te sois emparée de mon époux ? Prendras-tu encore aussi les mandragores de mon fils ? » (Genèse 30:15). Son désarroi est palpable.
Notez ce qu’il vient de se produire. Tout a commencé avec de l’amour. L’amour prévaut à travers tout le récit. Jacob aimait Rachel. Il l’aima au premier regard. Il n’y aucune histoire d’amour semblable dans la Torah. Abraham et Sarah sont déjà mariés lorsque nous les rencontrons pour la première fois. C’est le serviteur de son père qui choisi la femme d’Isaac. Mais Jacob aime. Il est plus émotif que les autres patriarches ; c’est tout le problème. L’amour unit mais il divise également. Il laisse les mal-aimés et les « moins-aimés » se sentir rejetés, abandonnés, délaissés, seuls. C’est la raison pour laquelle vous ne pouvez pas construire une société, une communauté ou même une famille sur l’amour uniquement. Il doit également y avoir de la justice équitable.
Si nous observons les quinze fois où le mot « amour », ahava, est mentionné dans le livre de la Genèse, nous faisons une découverte surprenante. L’amour suscite un conflit chaque fois qu’il est mentionné. Isaac aimait Esaü, mais Rebecca aimait Jacob. Jacob aimait Joseph, le premier-né de Rachel, plus que ses autres fils. De là sont sorties deux des querelles entre frères les plus funestes de l’histoire juive.
Mais ces exemples sont insignifiants lorsque l’on se concentre sur la première fois où le mot « amour » apparaît dans la Torah, dans les premiers mots de l’épreuve de la ligature d’Isaac : « Prends ton fils, ton fils unique, celui que tu aimes... » (Genèse 22:2). Rashi, suivant le Midrach (lui-même inspiré de la comparaison évidente entre la ligature d’Isaac et le livre de Job), dit que le Satan, l’ange accusateur, s’adressa à D.ieu lorsqu’Abraham organisa un festin pour célébrer le sevrage de son fils : « Tu vois, il aime son fils plus que Toi « (Rashi sur Genèse 22:1). Selon le Midrach, cela fut la raison de cette épreuve, afin de démontrer que l'accusation du Satan était infondée.
Le judaïsme est une religion d’amour. Il est en ainsi pour des raisons théologiques profondes. Dans l’univers de la mythologie, les dieux étaient au mieux indifférents vis-à-vis de l’humanité, au pire hostiles. Dans l’athéisme moderne, l’univers et la vie existent sans aucune raison. Nous sommes des accidents de la matière, le résultat du hasard aveugle et de la sélection naturelle. L’approche du judaïsme est la plus belle que je connaisse. Nous sommes là car D.ieu nous a créés dans l’amour et le pardon, en nous demandant d’aimer et de pardonner aux autres. L’amour, l’amour de D.ieu, est intrinsèque en nous.
Tant de nos textes expriment cet amour : le paragraphe avant le Shéma avec son passage sur le « grand » et « éternel amour » ; le Shéma lui-même avec son commandement de l’amour ; les bénédictions de la prêtrise à réciter avec amour ; le Shir haShirim, le Cantique des Cantiques qui est le grand poème de l’amour ; le Lecha Dodi de Shlomo Alkabetz : « Viens, ma bien-aimée » ; le Yedid Néfesh d’Eliezer Azikri, « L’amant de l’âme ». Si vous voulez bien vivre, aimez. Si vous cherchez la proximité de D.ieu, aimez. Si vous voulez que votre foyer soit rempli de la lumière de la Présence divine, aimez. L’amour se trouve là où D.ieu réside.
Mais l’amour seul ne suffit pas. Vous ne pouvez pas construire une famille, et à plus forte raison une société, uniquement avec de l’amour. Pour cela, vous avez également besoin de justice. L’amour est partial, la justice est impartiale. L’amour est individuel, la justice est universelle. L’amour est pour cette personne-ci et pas pour celle-là, mais la justice est pour tous. Une grande partie de la vie morale est le produit de cette tension entre amour et justice. Ce n’est pas un hasard si cela constitue le thème de nombreux récits de la Genèse. La Genèse aborde l’histoire des gens et des relations, alors que le reste de la Torah aborde principalement la société.
La justice sans l’amour est intransigeante. L’amour sans la justice est injuste ; ce sera en tout cas ce que ressentiront les moins-aimés. Pourtant, vivre les deux simultanément est presque impossible. Niels Bohr, le lauréat du prix Nobel de physique en 1922 pour ses travaux en mécanique quantique, a découvert un jour que son fils avait volé un objet dans un magasin à côté de chez lui. Il réalisa qu’il pouvait réagir de deux manières différentes à la situation : il pouvait percevoir son fils avec le regard d’un juge (justice) ou bien avec le regard d’un père (amour), mais il ne pouvait avoir les deux simultanément.
Au cœur de la vie morale réside un conflit sans résolution simple. Il n’y a pas de règle générale pour nous dire quand l’amour est la bonne réaction ni quand c’est la justice. Dans les années 1960, les Beatles ont chanté « All you need is love » (tout ce dont tu as besoin, c’est d’amour). Il n’en est rien, l’amour n’est pas suffisant. Aimer, oui, mais n’oublions jamais ceux qui ne se sentent pas aimés. Ce sont aussi des êtres humains avec des sentiments. Eux aussi sont à l’image de D.ieu.
Série : Essais sur l’éthique
Livre : A- Bereshit
Parasha : A07- Vayetse, Genèse 28:10 - 32:3
Page d’origine : Time for Love, Time for Justice
Share this post