Sagesse de Rabbi Sacks
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La ligature d’Isaac (Vayera)
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La ligature d’Isaac (Vayera)

La ligature d’Isaac est une contestation, un rejet du principe de patria potestas, l’idée universelle de toutes les cultures païennes selon laquelle les enfants sont la propriété de leurs parents.
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4ème Yartzeit de Rabbi Sacks : jeudi 21 novembre

Chers amis,

Pour le 4ème Yartzeit de Rabbi Sacks et en son hommage, le Centre Européen du Judaïsme et l’association Les Amis du Rav Sacks organisent une soirée exceptionnelle sur le thème Le peuple du Livre, pérennité d’Israël :

  • le Jeudi 21 novembre

  • à 20h30

  • au CEJ, 10 place de Jérusalem, 75017 Paris

4 tables rondes interactives seront animées par 4 intervenants, suivies d’un dîner traiteur.

Vous pourrez vous inscrire sur le site du CEJ en cliquant sur ce lien.

Bien à vous,

Laurent


La ligature d’Isaac

Vayera, Genèse 18:1 - 22:24

Texte traduit par Liora Chartouni.

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"Prends ton fils, ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac ; achemine-toi vers la terre de Moria et là, offre-le en holocauste sur une montagne que je te désignerai." (Genèse 22:2)

C’est ainsi que commence l’un des épisodes les plus connus de la Torah, mais également l’un des plus problématiques. La lecture conventionnelle de ce passage est qu’Abraham devait prouver que son amour pour D.ieu était au-dessus de tout. Il démontrerait cela en se portant volontaire pour sacrifier son fils qu’il a attendu toute une vie.

Pourquoi D.ieu avait-il besoin de « tester » Abraham, puisqu’Il connaît le cœur des hommes mieux que nous-mêmes ? Maïmonide répond que D.ieu n’avait pas besoin qu’Abraham prouve son amour à Son égard. L’examen avait plutôt pour objectif d’établir jusqu'où l'amour et la crainte de D.ieu doivent aller.

Il y avait peu de discussions sur ce principe. Il s’agit de l’amour et de l’émerveillement de D.ieu. Kierkegaard a écrit là-dessus et a souligné que l’éthique était universelle. Elle consiste à des règles générales. Mais l’amour de D.ieu est particulier. C’est une relation basée sur le « toi et moi ». Selon Kierkegaard, ce qu’Abraham a traversé durant cette épreuve relevait d’une « suspension téléologique de l’éthique », ce qui signifie une volonté de laisser l’amour de D.ieu surpasser les principes universels qui lient les êtres humains ensemble.

Rav Soloveitchik a expliqué l’épisode de la ligature d’Isaac à l’aide de sa propre caractérisation de la vie religieuse en tant que dialectique entre la victoire et la défaite, la majesté et l’humilité, l’homme en tant que maître créateur et l’homme en tant que serviteur obéissant. Il y a des moments où "D.ieu dit à l’homme de retirer de ce qu’il désire le plus ». Nous devons vivre à la fois la victoire et la défaite. La ligature d’Isaac n’était donc pas un épisode unique mais plutôt un paradigme pour la vie religieuse dans son ensemble. Lorsque nous avons des désirs passionnés, tels que manger, boire ou avoir des relations intimes, la Torah impose des limites à la satisfaction de ce désir. Précisément parce que nous nous vantons du pouvoir de la raison, la Torah inclut les ‘houkim, les décrets, qui sont impénétrables à la raison.

Telles sont les lectures conventionnelles et elles représentent la tradition principale. Cependant, puisqu’il existe « soixante-dix facettes de la Torah », j’aimerais proposer une interprétation différente. La raison pour laquelle je fais cela est la suivante : la manière de tester la validité d’une interprétation est de constater sa cohérence ou non avec le restant de la Torah, du Tanakh et du judaïsme en tant que tel. Il existe quatre failles dans la lecture conventionnelle :

  1. Nous apprenons du Tanakh ainsi que d’autres sources que la volonté d’offrir son enfant en sacrifice n’était pas chose rare dans l’antiquité. C’était monnaie courante. Le Tanakh mentionne que Mécha, roi de Moab, fit cela. Ce fut également le cas de Yifta, le dirigeant le moins admirable du livre des Juges. Deux des rois les plus mécréants du Tanakh, Ahaz et Ménaché, introduirent la pratique dans le royaume de Juda, ce pour quoi ils furent condamnés. Il existe une preuve archéologique, des os de milliers d’enfants, que le sacrifice d’enfants était une pratique répandue à Carthage et dans d’autres villes phéniciennes. Il s’agissait d’une pratique païenne.

  2. Le sacrifice infantile est perçu comme quelque chose d'horrible à travers le Tanakh. Mikha affirme de manière rhétorique : « Donnerais-je mon premier-né pour ma faute, le fruit de mes entrailles comme rançon expiatoire de ma vie?" (Mikha 6:7) et répond « Homme, on t'a dit ce qui est bien, ce que le Seigneur demande de toi : rien que de pratiquer la justice, d'aimer la bonté et de marcher humblement avec ton D. ieu ! » (Mikha 6:8) Comment Abraham peut-il servir de modèle si ce qu’il s’apprêtait à faire est une chose que ses descendants n’avaient pas le droit de faire ?

  3. Plus particulièrement, Abraham fut choisi pour être un modèle en tant que figure parentale. D.ieu dit de lui: « Je l’ai choisi afin qu’il enseigne à ses enfants et à son foyer à suivre la voie de D.ieu en faisant ce qui est bien et juste ». Comment peut-il faire œuvre de modèle s’il était prêt à sacrifier son fils ? Au contraire, il aurait dû dire à D.ieu : « Si Tu veux que je te montre à quel point je t’aime, alors prends-moi en tant que sacrifice, et pas mon fils ».

  4. En tant que juifs, et également en tant qu’humains, nous devons rejeter le principe de Kierkegaard de « suspension téléologique de l’éthique ». Il s’agit d’une idée qui donne carte blanche aux fanatiques religieux de commettre des crimes au nom de D.ieu. C’est la logique de l’Inquisition et du kamikaze. Ce n’est pas la logique du judaïsme comprise comme il faut. D.ieu ne nous demande pas de faire preuve de manque d’éthique. Parfois nous n’arrivons pas à comprendre l’éthique du point de vue de D.ieu, mais nous croyons que « Il est le rocher, ses œuvres sont parfaites, toutes ses voies sont justes » (Deutéronome 32:4).

Afin de comprendre la ligature d’Isaac, nous devons réaliser que la plupart de la Torah, et en particulier la Genèse, est une polémique contre les visions du monde considérées comme étant païennes, inhumaines et mauvaises. Une institution contre laquelle la Genèse s’oppose est la famille ancienne telle que décrite par Fustel de Coulanges et récemment réaffirmée par Larry Siedentop dans Inventing the Individual (2014).

Avant l’émergence des premières cités et civilisations, l’unité sociale et religieuse fondamentale était la famille. Comme l’écrit Coulanges, dans les temps anciens il existait une connexion intrinsèque entre trois éléments : la religion du foyer, la famille et le droit de propriété. Chaque famille avait ses propres dieux, parmi eux les esprits des ancêtres défunts, auprès desquels elle cherchait une protection et pour lesquels elle offrait des sacrifices. L’autorité du chef de famille, le pater familias, était absolu. Il avait le pouvoir de vie et de mort sur sa femme et ses enfants. Après le décès du père, l’autorité était inévitablement transmise à son premier-né garçon. Entre-temps, tant que le père vivait, les enfants avaient le statut de propriété plutôt que d’individus dotés de droits propres. L’idée persistait même au-delà de l’ère biblique selon le principe légal romain de patria potestas.

La Torah s’oppose à chaque élément contenu dans ce point de vue. Comme le note l’anthropologue Mary Douglas, l’un des éléments les plus frappants de la Torah est qu’elle n’inclut aucun sacrifice aux défunts. Rechercher les esprits des morts est strictement interdit.

Il est tout aussi important de noter que dans les premiers récits, la succession n’est pas transmise au premier-né : elle est transmise à Isaac et non à Ichmaël, à Jacob et non à Esaü, aux tribus de Lévi (prêtrise) et de Juda (royauté) et non à la tribu de Ruben, à Moïse et non à Aaron.

Le principe contre lequel l’histoire d’Isaac s’oppose, depuis la naissance jusqu’à la ligature, est l’idée selon laquelle l’enfant est la propriété du père. D’abord, la naissance d’Isaac est miraculeuse. Sarah est déjà ménopausée lorsqu’elle conçoit. Ainsi, l’histoire d’Isaac est parallèle à la naissance de Samuel et de Hanna qui, à l’instar de Sarah, est également incapable de concevoir naturellement. C’est la raison pour laquelle lorsque Samuel est né, Hanna s’exclame : « C'est pour obtenir cet enfant que j'avais prié ; et l'Eternel m'a accordé ce que je lui avais demandé. Mais à mon tour je l'avais voué au Seigneur : Depuis qu'il est né, il est consacré à Dieu ». (I Samuel 1:27) Ce passage est la clé pour comprendre le message du Ciel disant à Abraham d’arrêter : « Ne porte pas la main sur ce jeune homme, ne lui fais aucun mal ! car, désormais, j'ai constaté que tu honores D.ieu, toi qui ne m'as pas refusé ton fils, ton fils unique !" (la phrase apparaît deux fois, dans Genèse 22:12 et 16). Le test n’était pas de savoir si Abraham sacrifierait ou non son fils, mais plutôt s’il le donnerait à D.ieu.

Le même principe revient dans le livre de l’Exode. D’abord, la survie de Moïse est en partie miraculeuse puisqu’il naquit à un moment où Pharaon avait décrété que chaque garçon hébreu devait être mis à mort. Deuxièmement, durant la dixième plaie au cours de laquelle chaque premier-né égyptien mourut, le premier-né israélite était miraculeusement sauvé. « Accorde-moi chaque premier-né mâle. La première progéniture de chaque entraille parmi les Israélites m’appartient, qu’il soit humain ou animal. » Les premiers-nés étaient généralement désignés pour servir D.ieu en tant que prêtres, mais ils perdirent leur rôle après la faute du Veau d’or. Néanmoins, un souvenir de ce rôle d’origine persiste toujours lors de la cérémonie du Pidyon HaBen, le rachat du premier-né garçon.

Ce que D.ieu était en train de faire lorsqu’il demanda à Abraham d’offrir son fils ne relevait pas du sacrifice infantile, mais quelque chose de bien différent. Il voulait qu’Abraham renonce à la possession de son fils. Il souhaitait établir un principe non-négociable de la loi juive que les enfants ne sont pas la propriété des parents.

C’est la raison pour laquelle trois des quatres matriarches se sont retrouvées incapables de concevoir en dehors d’un miracle. La Torah souhaite nous enseigner que les enfants qu’elles portaient étaient les enfants de D.ieu plutôt que le résultat naturel d’un processus biologique. Finalement, toute la nation d’Israël se ferait appeler les enfants de D.ieu. Une idée liée à cela nous est révélée par le fait que D.ieu choisit Moïse comme son porte-parole, qui était un homme « à la bouche pesante » (Exode 4:10). Il bégayait. Moïse est devenu le porte-parole de D.ieu car le peuple savait que les mots qu’il prononçait n’étaient pas les siens mais bien ceux que D.ieu avait placés dans sa bouche.

La preuve la plus claire de cette interprétation est donnée à la naissance du tout premier enfant de l’humanité. Lorsqu’elle donne naissance pour la première fois, Ève s’exclame : « Avec l’aide de D.ieu, j’ai acquis [kaniti] un homme. » Cet enfant, dont le nom provient du verbe « acquérir » était Caïn, qui devint le premier meurtrier. Si vous cherchez à posséder vos enfants, vos enfants peuvent se rebeller et devenir violents.

Si l’analyse de Fustel de Coulanges et Larry Siedentop est juste, il s’ensuit que quelque chose de fondamental est en jeu. Tant que les parents croyaient posséder leurs enfants, le concept de l’individu ne pouvait pas naître. L’unité fondamentale était la famille. La Torah représente la naissance de l’individu en tant que figure centrale de la vie morale. Puisque les enfants, tous les enfants, appartiennent à D.ieu, la parentalité n’est pas une possession mais une tutelle. Dès qu’ils atteignent l’âge de la maturité (traditionnellement à douze ans pour les filles et à treize ans pour les garçons), les enfants deviennent des personnes morales indépendantes avec leur propre dignité et liberté.

Sigmund Freud avait aussi quelque chose à dire de bien connu à ce sujet. Il affirma qu’une pulsion fondamentale de l’identité humaine est le complexe d’Oedipe, le conflit entre pères et fils dépeint dans la tragédie d’Eschyle. En créant un espace moral entre pères et fils, le judaïsme offre une résolution non tragique à cette tension. Si Freud s’était inspiré de la Torah plutôt que de la littérature grecque pour façonner sa psychologie, il serait peut-être arrivé à une vision plus optimiste de la condition humaine.

Pourquoi D.ieu a-t-il donc dit à Abraham à propos d’Isaac : « Offre-le en tant qu’holocauste » ? Afin de faire comprendre à toutes les générations futures que la raison pour laquelle les juifs condamnent le sacrifice d’enfants n’est pas qu’ils manquent de courage pour le faire. Abraham est la preuve qu’ils ne manquent pas de courage. La raison pour laquelle ils ne le font pas est que D.ieu est le D.ieu de la vie, pas celui de la mort. Dans le judaïsme, comme le montrent les lois de la pureté et le rituel de la Vache rousse, la mort n’est pas sacrée. La mort souille.

La Torah est révolutionnaire par rapport à la société et à la famille. La révolution de la Torah ne fut pas complétée durant l’ère biblique. L’esclavage ne fut pas encore aboli. Les droits des femmes n'étaient pas encore obtenus. Mais la naissance de l’individu, l’intégrité de chacun d’entre nous en tant que personne morale, fut l’une des plus grandes révolutions morales de l’histoire.


Série : Essais sur l’éthique

Livre : A- Bereshit

Parasha : A04- Vayera, Genèse 18:1-22:24

Page d’origine : The Binding of Isaac

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