Élie et la petite voix douce (Pin’has)
La fureur n’est pas un langage divin. Avec Élie, Rabbi Sacks nous enseigne que la vérité de Dieu n’a jamais eu besoin de violence : elle se murmure.
Chers amis,
Cette semaine encore, je vous présente mes excuses.
À défaut de l’enregistrement audio, je vous envoie le texte pour que vous puissiez l’imprimer et l’enseigner à vos proches durant ce Shabbat.
Shabbat Shalom,
Laurent
Élie et la petite voix douce
Paracha : Pin’has, Nombres 25:10 - 30:1
Texte traduit par Laurent Beyer.
Là, il entra dans une caverne, où il passa la nuit. Et voici que la voix divine s’adressa à lui, disant: "Que fais-tu là, Élie?"
Il répondit: "J’ai fait éclater mon zèle pour toi, Seigneur, Dieu-Cebaot, parce que les enfants d’Israël ont répudié ton alliance, renversé tes autels, fait périr tes prophètes par le glaive moi seul, je suis resté, et ils cherchent aussi à m’enlever la vie."
La voix reprit: "Sors, et tiens-toi sur la montagne pour attendre le Seigneur!" Et de fait, le Seigneur se manifesta. Devant lui un vent intense et violent, entr’ouvrant les monts et brisant les rochers, mais dans ce vent n’était point le Seigneur. Après le vent, une forte secousse; le Seigneur n’y était pas encore.
Après la secousse, un feu; le Seigneur n’était point dans le feu. Puis, après le feu, un doux et subtil murmure.
En 1165, une question angoissante se posait au sein de la communauté juive marocaine. Une secte musulmane fanatique, les Almohades, prit le pouvoir au Maroc et lança une politique de conversions forcées à l’islam. La communauté juive dut choisir : affirmer la foi islamique ou mourir. Certains choisirent le martyre. D’autres, l’exil. Mais certains cédèrent à la terreur et embrassèrent une autre foi. Pourtant, intérieurement, beaucoup de ces « convertis » continuèrent à pratiquer secrètement le judaïsme. Ce furent les anusim, ou conversos, crypto-juifs, que les Espagnols appelleront plus tard marranes.
Pour les autres Juifs, ils posaient un formidable problème moral. Comment les considérer ? Extérieurement, ils avaient trahi leur communauté et leur héritage religieux. De plus, leur exemple était démoralisant. Il affaiblissait la détermination des Juifs, déterminés à résister, quoi qu'il arrive. Et pourtant, nombre de crypto-juifs désiraient ardemment rester juifs, accomplissant secrètement les commandements et, quand ils le pouvaient, se rendant à la synagogue pour prier.
L'un des convertis posa cette question à un rabbin. Il déclara s’être converti sous la contrainte, mais demeurait au fond un Juif fidèle. Pourrait-il obtenir du mérite en observant en privé le plus grand nombre possible de préceptes de la Torah ? En d'autres termes, lui restait-il un espoir en tant que Juif ? La réponse du rabbin fut sans appel : un juif ayant embrassé l’islam avait renoncé à faire partie de la communauté juive. Il ne faisait plus partie de la maison d'Israël. Pour une telle personne, observer les commandements était vain. Pire : c’était un péché. Le choix était absolu : être ou ne pas être juif. Si l’on choisit d’être juif, il faut être prêt à mourir pour cela. Sinon, on ne doit pas chercher à réintégrer la maison que l’on a abandonnée.
On peut respecter la fermeté de cette position. Ce rabbin exposait sans ambigüité un choix moral. Il est des moments où l’héroïsme est un impératif catégorique de la foi. Moins que cela ne suffit pas. Sa réponse, bien que sévère, n’est pas sans courage. Mais un autre rabbin n’était pas d’accord.
Le nom du premier rabbin s’est perdu. Celui du second, non. C’était Moïse Maïmonide, le plus grand rabbin du Moyen Âge. Il connaissait bien la persécution religieuse. Né à Cordoue en 1135, il dut quitter la ville avec sa famille treize ans plus tard, après sa chute aux mains des Almohades. Douze années d’errance s’ensuivirent. En 1160, une brève accalmie permit à la famille de s’installer au Maroc. Cinq ans plus tard, il dut fuir de nouveau, d’abord en terre d’Israël, puis finalement en Égypte.
Maïmonide fut si choqué par la réponse donnée au converti forcé qu’il rédigea sa propre réfutation. Il prit soin de se dissocier franchement de cette position et critiqua sévèrement son auteur, qu’il décrivit comme « un sage autoproclamé qui n’a jamais connu ce que tant de communautés juives ont enduré en matière de persécution ».
La réponse de Maïmonide, l’Iggeret ha-Shemad (« Épître sur la conversion forcée »), est un traité à part entière1. Ce qui est frappant, vu la véhémence de son introduction, c’est que ses conclusions ne sont pas beaucoup moins exigeantes. Face à la persécution religieuse, dit Maïmonide, il faut partir et s’installer ailleurs. « S'il est contraint de violer ne serait-ce qu'un seul précepte, il lui est interdit de rester. Il doit abandonner tout ce qu'il possède et voyager jour et nuit jusqu'à ce qu'il trouve un endroit où il peut pratiquer sa foi.2 » C'est préférable au martyre.
Cela dit, celui qui choisit de mourir plutôt que de renier sa foi « a agi de manière bonne et juste »3 car il a donné sa vie pour la sainteté de Dieu. Ce qui est inacceptable, c’est de rester et de se justifier en disant que l’on a péché sous la contrainte. Agir ainsi, dit-il, c’est profaner le nom de Dieu — « pas exactement de plein gré, mais presque ».
Telles sont les conclusions de Maïmonide. Mais, autour d'elles et constituant l'essentiel de son argumentation, se trouve une défense soutenue de ceux qui ont fait précisément ce que Maïmonide a interdit. La lettre redonne espoir aux crypto-juifs. Ils ont fauté. Mais c'est une faute pardonnable. Ils ont agi sous la contrainte et par peur de la mort. Ils restent juifs. Les actes qu'ils accomplissent en tant que juifs continuent de susciter la faveur de Dieu. Et ce d'autant plus que, lorsqu'ils accomplissent un commandement, ils ne le font pas pour les yeux des autres. Ils savent qu'en agissant ainsi, ils risquent d'être découverts et tués. Leur adhésion secrète a son propre héroïsme.
Ce qui était erroné dans la décision du premier rabbin était son insistance à dire qu'un Juif qui cède à la terreur renie sa foi et doit être exclu de la communauté. Maïmonide insiste sur le contraire. « Il n’est pas juste d’éloigner, de mépriser et de haïr ceux qui transgressent le Shabbat. Il est de notre devoir de nous lier à eux et de les encourager à accomplir les commandements. »4 Dans une interprétation audacieuse, il cite le verset : « Ne méprise pas le voleur s'il dérobe pour apaiser sa faim alors qu'il est affamé » (Proverbes 6:30). Les crypto-juifs qui fréquentent la synagogue ont soif de prière. Ils « volent » des moments d'appartenance. Ils ne doivent pas être méprisés, mais accueillis.
Cette épître est un exemple magistral du défi moral le plus difficile : allier exigence et compassion. Maïmonide ne laisse planer aucun doute sur ce que les Juifs devraient faire, selon lui. Mais en même temps, il défend sans concession ceux qui ne le font pas. Il ne cautionne pas ce qu'ils ont fait, mais il défend leur identité. Il nous invite à comprendre leur situation. Il leur donne des raisons de se respecter. Il ouvre les portes de la communauté.
La discussion atteint son paroxysme lorsque Maïmonide cite une remarquable série de passages midrashiques dont le thème est que les prophètes ne doivent pas condamner leur peuple, mais plutôt le défendre devant Dieu. Lorsque Moïse, chargé de faire sortir le peuple d'Égypte, répondit : « Mais ils ne me croiront pas » (Exode 4:1), il était apparemment justifié. La suite montre que ses craintes étaient fondées : ce peuple était difficile à diriger. Mais le Midrash rapporte que Dieu lui répondit : « Ce sont des croyants, fils de croyants, et toi [Moïse], tu finiras par ne pas croire » (Shabbat 97a).
Maïmonide cite d’autres textes similaires, puis conclut : Si tel est le châtiment infligé aux piliers de l'univers, le plus grand des prophètes, parce qu'il a brièvement critiqué le peuple – bien qu'ils soient coupables des péchés dont ils étaient accusés – peut-on imaginer le châtiment qui attend ceux qui critiquent les conversos, qui, sous la menace de mort et sans abandonner leur foi, ont confessé une religion à laquelle ils ne croyaient pas ?
Dans son analyse, Maïmonide se tourne vers le prophète Élie et le texte de la haftara de cette semaine. Sous le règne d’A’hav et Jézabel, le culte de Baal devint officiel. Les prophètes de Dieu étaient massacrés. Les survivants se cachèrent. Élie répondit en lançant un défi public au mont Carmel. Face à quatre cents représentants de Baal, il entend régler une fois pour toutes la question de la vérité religieuse.
Il dit au peuple rassemblé de choisir entre Dieu et Baal. Ils ne devaient plus hésiter entre deux opinions. La vérité allait être tranchée. Si elle appartenait à Baal, le feu consumerait l'offrande préparée par ses prêtres. Si elle appartenait à Dieu, le feu descendrait sur l'offrande d'Élie.
Élie remporta la victoire. Le peuple s'écria : « L'Éternel est Dieu ! » Les prêtres de Baal furent mis en déroute. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Jézabel lance un mandat d'arrêt contre lui. Élie s'enfuit au mont Horeb. Là, il reçoit une étrange vision, qui marque le début de l'essai de cette semaine. Il comprend que Dieu ne parle que par un murmure léger.
L’épisode est énigmatique, d’autant plus à cause d’un détail étrange. Juste avant la vision, Dieu demande : « Que fais-tu ici, Élie ? » Élie répond : « Je suis animé d'un zèle fervent pour l'Éternel, le Dieu des Armées… » (1 Rois 19:9-10). Immédiatement après la vision, Dieu pose la même question, et Élie donne la même réponse (1 Rois 19:13-14). Le Midrash transforme le texte en dialogue :
Élie : Les Israélites ont rompu l'alliance de Dieu.
Dieu : Était-ce ton alliance ?
Élie : Ils ont démoli tes autels.
Dieu : Était-ce tes autels ?
Élie : Ils ont passé tes prophètes au fil de l'épée.
Dieu : Mais tu es vivant.
Élie : Je suis seul resté.
Dieu : Au lieu de lancer des accusations contre Israël, n'aurais-tu pas dû plaider leur cause ?5
Le sens du Midrash est clair. Le zélote prend le parti de Dieu. Or, Dieu attend de ses prophètes qu'ils soient des défenseurs, et non des accusateurs. La répétition de la question et de la réponse prend alors toute sa profondeur tragique. Élie se déclare zélé pour Dieu. Mais Dieu n’apparaît pas dans le tumulte, ni dans la tempête, ni dans le feu. Dieu lui repose la question : « Que fais-tu ici, Élie ? » Élie répète qu'il est zélé pour Dieu. Il n’a pas compris que la véritable vocation prophétique repose sur une autre vertu : celle de la voix calme et subtile. Dieu indique alors que quelqu'un d'autre doit diriger. Élie doit transmettre son manteau à Élisha.
En période de turbulences, la tentation est grande pour les dirigeants religieux d’être dans l’affrontement. Il faut non seulement proclamer la vérité, mais aussi dénoncer le mensonge. Les choix doivent être présentés comme des divisions profondes. Ne pas condamner, c'est cautionner. Le rabbin qui condamna les conversos avait la foi, la logique, et Élie comme précédent.
Mais le Midrash et Maïmonide nous proposent un autre modèle. Un prophète entend non pas un seul impératif, mais deux : la guidance et la compassion, l’amour de la vérité et une solidarité indéfectible avec ceux pour qui cette vérité a été éclipsée. Préserver la tradition tout en défendant ceux que d’autres condamnent est la tâche difficile et nécessaire des dirigeants religieux dans un monde sans foi.
Une traduction et un commentaire en anglais sont contenus dans Abraham S. Halkin et David Hartman. Crisis and Leadership: Epistles of Maimonides (Philadelphie : Jewish Publication Society of America, 1985) pp. 15-35.
Ibid., 32.
Ibid., 30.
Ibid., 33.
Shir ha-Shirim Rabba 1:6.
Série : Essais sur l’éthique
Livre : D- Bamidbar
Paracha : Pin’has, Nombres 25:10 - 30:1
Page d’origine : Elijah and the Still, Small Voice