La malédiction de la solitude (Balak)
Et si la vraie malédiction n’était pas d’être haï, mais de se croire condamné à la solitude ? Rabbi Sacks nous invite à repenser le destin juif à la lumière du courage, de l’alliance et de l’espérance
Chers amis,
Je vous présente mes excuses, les conditions n’étaient pas réunies pour enregistrer l’enseignement de cette semaine.
Je vous envoie le texte traduit par mes soins, d’une très grande profondeur, pour que vous puissiez l’imprimer et le transmettre à vos proches lors d’un dvar durant ce Shabbat.
Shabbat Shalom,
Laurent
La malédiction de la solitude
Paracha : Balak, Nombres 22:2 - 25:9
Texte traduit par Laurent Beyer.
Au cours de sa bénédiction du peuple juif, Bilaam a prononcé des paroles qui semblent aujourd'hui résumer l'histoire juive :
Comment maudirais-je celui que Dieu n’a point maudit? Comment
menacerai-je, quand l’Éternel est sans colère?
Oui, je le vois de la cime des rochers,
et du haut des collines, je le découvre:
ce peuple, il vit solitaire1,
iI ne se confondra point avec les nations.
C'est ainsi que les choses se sont passées pendant les persécutions et les pogroms en Europe. C'est ainsi que les choses se sont passées pendant la Shoah. C'est ainsi que les choses se passent parfois aujourd'hui pour Israël et ses défenseurs. Nous nous retrouvons seuls. Comment comprendre cela ? Comment interpréter ce verset ?
Dans mon livre Future Tense2, je décris le moment où j'ai pris conscience pour la première fois du danger que pouvait représenter cette auto-définition. Nous déjeunions à Jérusalem, le jour de Chavouot 5761/2001. Étaient présents l'un des plus grands combattants mondiaux contre l'antisémitisme, Irwin Cotler, futur ministre de la Justice du Canada, et un éminent diplomate israélien. Nous parlions de la prochaine Conférence des Nations Unies contre le racisme, qui se tiendra à Durban en 2001.
Nous savions tous qu’elle serait désastreuse pour Israël. Dans les sessions parallèles des ONG, Israël fut accusé des cinq péchés capitaux contre les droits de l'homme : racisme, apartheid, crimes contre l'humanité, nettoyage ethnique et tentative de génocide. Cette conférence fut en réalité le point de départ d’un nouvel antisémitisme féroce. Au Moyen Âge, les Juifs étaient haïs en raison de leur religion. Au XIXe et au début du XXe siècle, ils étaient haïs en raison de leur race. Au XXIe siècle, ils sont haïs en raison de leur État-nation. Alors que nous évoquions l'issue probable, le diplomate poussa un soupir et déclara : « Il en a toujours été ainsi. Am levadad yishkon : nous sommes la nation vouée à être seule. »
L'homme qui a prononcé ces mots était animé des meilleures intentions. Il avait consacré sa carrière à défendre Israël et il cherchait à nous réconforter. Son intention était louable, et sa remarque se voulait polie. Mais j'ai soudain compris le danger d'une telle attitude. Si vous croyez que votre destin est d’être seul, cela deviendra presque sûrement réalité. C'est une prophétie autoréalisatrice. Pourquoi chercher des amis et des alliés si vous êtes convaincu d’échouer d’avance ? Comment alors comprendre les paroles de Bilaam ?
Tout d'abord, il convient de préciser qu'il s'agit d'une bénédiction très ambiguë. Être seul, selon la Torah, n'est pas une bonne chose. La première fois que le mot « pas bon » apparaît dans la Torah, c'est dans le verset : « Il n'est pas bon que l'homme soit seul » (Genèse 2:18). La deuxième fois, c'est lorsque Yitro, le beau-père de Moïse, le voit conduire seul et lui dit : « Ce que tu fais n'est pas bon » (Exode 18:17). Nous ne pouvons pas vivre et prospérer seuls. Nous ne pouvons pas diriger seuls. L'isolement n'est pas une bénédiction, bien au contraire.
Le mot badad (« isolé ») apparaît dans deux autres contextes profondément négatifs. Le premier concerne le cas du lépreux : « Il vivra à l’écart ; sa demeure sera hors du camp » (Lévitique 13:46). La deuxième est la première ligne du livre des Lamentations : « Combien la ville était autrefois seule, pleine de gens ! » (Lamentations 1:1). Le seul contexte dans lequel badad a un sens positif est lorsqu'il est appliqué à Dieu (Deutéronome 32:12), pour des raisons théologiques évidentes.
Deuxièmement, Bilaam, qui prononça ces paroles, n'aimait pas Israël. Engagé pour les maudire et empêché par Dieu de le faire, il tenta néanmoins une seconde stratégie, cette fois efficace : persuader les femmes moabites et midianites de séduire les hommes israélites, ce qui entraîna la mort de 24 000 d'entre eux (Nombes 25, Nombres 31:16). C'est cette stratégie de Bilaam – après avoir déjà dit : « Comment puis-je maudire celui que Dieu n'a pas maudit ? Comment puis-je condamner celui que Dieu n'a pas condamné ? » – qui révèle son hostilité profonde envers Israël. Le Talmud (Sanhédrin 105b) affirme que toutes les bénédictions de Bilaam se transformèrent finalement en malédictions, à la seule exception de celle-ci : « Qu’elles sont belles tes tentes, ô Jacob ! Tes demeures, ô Israël ! » (Nombres 24:5). Pour les rabbins donc, « un peuple qui demeure seul » devint une malédiction, non une bénédiction.
Troisièmement, nulle part dans le Tanakh il n'est dit que le destin d’Israël est d’être haï. Au contraire, les prophètes ont prédit qu'un temps viendra où les nations se tourneront vers Israël pour s’en inspirer. Isaïe a envisagé un jour où « nombre de peuples iront en disant: "Or çà, gravissons la montagne de l’Éternel pour gagner la maison du Dieu de Jacob, afin qu’il nous enseigne ses voies et que nous puissions suivre ses sentiers, car c’est de Sion que sort la doctrine et de Jérusalem la parole du Seigneur." » (Isaïe 2:3).
Zacharie a prévu que « En ces jours-là, dix hommes de toute langue, de toute nation, saisiront le pan de l’habit d’un seul individu Juif en disant: Nous voulons aller avec vous, car nous avons entendu dire que Dieu est avec vous ! » (Zacharie 8:23). Ces textes suffisent à remettre en question l’idée selon laquelle l’antisémitisme serait éternel, incurable, inscrit dans l’histoire et la destinée juives.
Seule la littérature rabbinique contient des déclarations semblant suggérer la haine envers Israël. La plus célèbre est celle de Rabbi Shimon bar Yochai :
« Halakha : il est bien connu qu'Ésaü hait Jacob. »3
Rabbi Shimon bar Yochai était connu pour sa méfiance envers les Romains, que les rabbins identifiaient à Ésaü/Édom. C'est pour cette raison, dit le Talmud, qu'il dut se cacher pendant treize ans (Shabbat 33b). Son point de vue n'était pas partagé par ses contemporains.
Ceux qui citent ce passage ne le font que partiellement et de manière sélective. Il fait référence au moment où Jacob et Ésaü se rencontrent après leur longue séparation. Jacob craint qu'Ésaü ne tente de le tuer. Après avoir pris des précautions minutieuses et lutté avec un ange, il voit Ésaü le lendemain matin. Le verset dit ensuite :
« Ésaü courut à sa rencontre, l’embrassa, se jeta à son cou et le baisa; et ils pleurèrent. »
Au-dessus des lettres du mot « l’embrassa », tel qu'il apparaît dans un Sefer Torah, se trouvent des points, signalant une signification particulière. C'est dans ce contexte que Rabbi Shimon bar Yochai déclara : « Bien qu'il soit notoire qu'Ésaü déteste Jacob, en cet instant il fut saisi de compassion et l’embrassa de tout cœur. » (Voir Rachi sur place) Autrement dit, le texte cité pour démontrer que l'antisémitisme est inévitable prouve précisément le contraire : lors de cette rencontre cruciale, Ésaü n'éprouva aucune haine envers Jacob. Ils se rencontrèrent, s'embrassèrent et se séparèrent sans rancune.
En résumé, rien dans le judaïsme ne suggère que la haine soit le destin des Juifs. Ce n'est ni inscrit dans la structure de l'univers ni encodé dans le génome humain. Ce n'est pas la volonté de Dieu. Ce n'est que dans des moments de profond désespoir que les Juifs y ont cru, notamment Leo Pinsker dans son traité Auto-émancipation de 1882 , où il disait de la judéophobie : « En tant qu'aberration psychique, elle est héréditaire ; en tant que maladie transmise depuis deux mille ans, elle est incurable. »
L'antisémitisme n'est ni mystérieux, ni insondable, ni inexorable. C'est un phénomène complexe qui a muté au fil du temps et dont les racines sont identifiables : sociales, économiques, politiques, culturelles et théologiques. On peut le combattre ; on peut le vaincre. Mais il ne le sera pas si les gens croient que le destin de Jacob est d’être haï par Ésaü, ou d’être « un peuple qui demeure seul », un paria parmi les peuples, un lépreux parmi les nations, un exclu dans les instances internationales.
Alors, que signifie l'expression « un peuple solitaire » ? Il s'agit d'un peuple prêt à se débrouiller seul si besoin est, vivant selon son propre code moral, ayant le courage d'être différent et d'emprunter des chemins moins fréquentés.
Le rabbin Samson Raphael Hirsch a offert une excellente perspective en mettant l'accent sur la nuance entre « peuple » (am) et « nation » (goy) – ou, comme on dirait aujourd'hui, « société » et « État »4. Israël est devenu une société avant d'être un État. Il avait des lois avant d'avoir un territoire. C'était un peuple – un groupe uni par un code et une culture communs – avant d'être une nation, c'est-à-dire une entité politique. Comme je l'ai noté dans Future Tense, le mot « peuple » est apparu pour la première fois en 1992, et ses premières utilisations faisaient presque exclusivement référence aux Juifs5. Ce qui distingue les Juifs, selon la lecture de Bilaam par Hirsch, c'est qu'ils forment un peuple distinct,défini par des souvenirs partagés et des responsabilités collectives, « ne se comptant pas parmi les nations » puisqu'ils sont capables de survivre même sans État, même en exil. La force d'Israël ne réside pas dans le nationalisme, mais dans la construction d'une société fondée sur la justice et la dignité humaine.
Le combat contre l’antisémitisme peut être gagné. Mais il ne le sera pas si les Juifs croient qu’ils sont destinés à être seuls. Telle est la malédiction de Bil’am, et non la bénédiction de Dieu.
« Un peuple qui demeure seul » était le titre donné au recueil d'essais de feu Jacob Herzog. C'était également le thème de l'autobiographie du diplomate israélien et frère de l'ancien grand rabbin d'Israël, Israël Meir Lau, feu Naftali Lau-Lavie (La Prophétie de Bilaam : Témoin oculaire de l'histoire [Jérusalem : Toby Press, 2015]).
Publié par New York : Schocken, 2012.
Sifre, Behaalotecha, 89 ; Rachi à Genèse 33:4 ; voir Kreti to Yoreh Deah ch. 88 pour les implications halakhiques de cette déclaration.
Rabbi Sacks, Future Tense, p. 25.
Série : Essais sur l’éthique
Livre : D- Bamidbar
Paracha : Balak, Nombres 22:2 - 25:9
Page d’origine : The Curse of Loneliness